L’AMANT
MARGUERITE DURAS
LES EDITIONS DE MINUIT
© 1984 by LE ÉDIONS DE MINUIT
7, rue Berard Paissy, 75006 Paris
ISBN 2 7073 0695 9
Pour Bruno Nuytten
Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s’est fait connaitre et il m’a dit « Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté. »
Je pense souvent à cette image que je suis seule à voir encore et dont je n’ai jamais parlé. Elle est toujours là dans le même silence, émerveilante . C’est entre toutes celle qui me plaît de moi-même, celle où je me reconnais , où je m’enchante.
Très vite dans ma vie il a été trop tard. A d-huit ans il était déjà trop tard. Entre dix-huit ans et vingt-cinq ans mon visage est parti dans une direction imprévue. A dix-huit ans j’ai vieilli. Je ne sais pas si c’est tout le monde, je n’ai jamais demandé. Il me semble qu’on m’a parlé de cette poussée du temps qui vous frappe quelquefois alors qu’on traverse les âges les plus jeunes, les plus célébrés de la vie. Ce vieillissement a été brutal. Je l’ai vu gagner mes traits un à un, changer le rapport qu’il y avait entre eux, faire les yeux plus grands, le regard plus triste, la bouche plus définitive, marquer le front de cassures profondes. Au contraire d’en être efrayée j’ai vu s’opérer ce vieillissement de mon visage avec l’intérêt que j’aurais pris par exemple au déroulement d’une lecture. Je savais aussi que je ne me trompais pas, qu’un jour il se ralentirait et qu’il prendrait son cours normal. Les gens qui m’avaient connue à dix-sept ans lors de mon voyage en France ont été impressionnés quand ils m’ont revue, deux ans après, à dix-neuf ans. Ce visage-là, nouveau, je l’ai gardé. Il a été mon visage. Il a vieilli encore bien sûr, mais relativement moins qu’il n’aurait dû . J’ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée. Il ne s’est pas affaissé comme certains visages à traits fins, il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J’ai un visage détruit.
Que je vous dise encore, j’ai quinze ans et demi.
C’est le passage d’un bac sur le Mékong.
L’image dure pendant toute la traversée du fleuve.
J’ai quinze ans et demi, il n’y a pas de saisons dans ce pays-là, nous sommes dans une saison unique, chaude, monotone, nous sommes dans la longue zone chaude de la terre, pas de printemps, pas de renouveau.
Je suis dans une pension d’Etat à Saigon. Je dors et je mange là, dans cette pension, mais je vais en classe au-dehors, au lycée français . Ma mère, institutrice, veut le secondaire pour sa petite fille. Pour toi c’est le secondaire qu’il faudra. Ce qui était sufisant pour elle ne l’est plus pour la petite . Le secondaire et puis une bonne agrégation de mathématiques . J’ai toujours entendu cette rengaine depuis mes premières années d’école. Je n’ai jamais imaginé que je pourrais échapper à l ‘agrégation de mathématiques, j’étais heureuse de la faire espérer. J’ai toujours vu ma mère faire chaque jour l’avenir de ses enfants et le sien. Un jour, elle n’a plus été à même d’en faire de grandioses pour ses fils, alors elle en a fait d’autres, des avenirs de bouts de ficelle, mais de la sorte, eux aussi, ils remplissaient leur fonction, ils bouchaient le temps devant soi. Je
me souviens des cours de comptabilité pour mon petit frère. De l’école Universelle, tous les ans, à tous les niveaux. Il faut rattraper, disait ma mère . Ça durait trois jours, jamais quatre, jamais. Jamais. On jetait l’école Universele quand on changeait de poste. On recommençait dans le nouveau. Ma mère a tenu dix ans. Rien n’y a fait. Le petit frère est devenu un petit comptable à Saigon. L’école Violet n’existant pas à la colonie, nous lui devons le départ de mon frère aîné pour la France. Pendant quelques années il est resté en France pour faire l’école Violet. Il ne l’a pas faite. Ma mère ne devait pas être dupe. Mais elle n’avait pas le choix, il fallait séparer ce fils des deux autres enfants. Pendant quelques années il n’a plus fait partie de la famile. C’est en son absence que la mère a acheté la concession. Terrible aventure, mais pour nous les enfants qui restaient, moins terrible que n’aurait été la présence de l’assassin des enfants de la nuit, de la nuit du chasseur.
On m’a souvent dit que c’était le soleil trop fort pendant toute l’enfance. Mais je ne l’ai pas cru. On m’a dit aussi que c’était la réflexion dans laquelle la misère plongeait les enfants. Mais non, ce n’est pas ça. Les enfants-vieillards de la faim endémique, oui, mais nous, non, nous n’avions pas faim, nous étions des enfants blancs, nous avions honte, nous vendions nos meubles, mais nous n’avions pas faim, nous avions un boy et nous mangions, parfois, il est vrai, des saloperies, des échassiers, des petits caïmans, mais ces saloperies étaient cuites par un boy et servies par lui et parfois aussi nous les refusions, nous nous permettions ce luxe de ne pas vouloir manger. Non, il est arrivé qelque chose lorsque j’ai eu dix-huit ans qui a fait que ce visage a eu lieu. Ça devait se passer la nuit. J’avais peur de moi, j'avais peur de Dieu. Quand c’était le jour, j’avais moins peur et moins grave apparaissait la mort. Mais elle ne me quittait pas. Je voulais tuer, mon frère ainé, je voulais le tuer, arriver à avoir raison de lui une fois, une seule fois et le voir mourir. Cétait pour enlever de devant ma mère l’objet de son amour, ce fils, la punir de l’aimer si fort, si mal, et surtout pour sauver mon petit frère, je le croyais aussi, mon petit frère, mon enfant, de la vie vivante de ce frère aîné posée au-dessus de la sienne, de ce voile noir sur le jour, de cette loi représentée par lui, édictée par lui, un être humain, et qui était une loi animale, et qui à chaque instant de chaque jour de la vie de ce petit frère faisait la peur dans cette vie, peur qui une fois a atteint son cœur et l’a fait mourir.
J’ai beaucoup écrit de ces gens de ma famile, mais tandis que je le faisais ils vivaient encore, la mère et les frères, et j’ai écrit autour d’eux, autour de ces choses sans aller jusqu’à elles.
L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne. L’histoire d’une toute petite partie de ma jeunesse je l’ai plus ou moins écrite déjà, enfin je veux dire, de quoi l’apercevoir, je parle de celle-ci justement, de celle de la traversée du fleuve. Ce que je fais ici est différent, et pareil. Avant, j’ai parlé des périodes claires, de celles qui étaient éclairées. Ici je parle des périodes cachées de cette même jeunesse, de certains enfouissements que j’aurais opérés sur certains faits, sur certains sentiments, sur certains événements. J’ai commencé à écrire dans un milieu qui me portait très fort à la pudeur. Ecrire pour eux était encore moral. Ecrire, maintenant, il semblerait que ce ne soit plus rien bien souvent. Quelquefois je sais cela que du moment que ce n’est pas, toutes choses confondues, aller à la vanité et au vent, écrire ce n’est rien. Que du moment que ce n’est pas, chaque fois, toutes choses confondues en une seule par essence inqualifiable, écrire ce n’est rien que publicité. Mais le plus souvent je n’ai pas d’avis, je vois que tous les champs sont ouverts, qu’il n’y aurait plus de murs, que l’écrit ne saurait plus où se mettre pour se cacher, se faire, se lire, que son inconvenance fondamentale ne serait plus respectée, mais je n’y pense pas plus avant.
Maintenant je vois que très jeune, à dix-huit ans, à quinze ans, j’ai eu ce visage prémonitoire de celui que j’ai attrapé ensuite avec l’alcool dans l’âge moyen de ma vie. L’alcool a rempli la fonction que Dieu n’a pas eue, il a eu aussi celle de me tuer, de tuer. Ce visage de l’alcool m’est venu avant l’alcool. L’alcool est venu le confirmer. J’avais en moi la place de ça, je l’ai su comme les autres, mais, curieusement, avant l’heure. De même que j’avais en moi la place du désir. J’avais à quinze ans le visage de la jouissance et je ne connaissais pas la jouissance. Ce visage se voyait très fort . Même ma mère devait le voir. Mes frères le voyaient. Tout a commencé de cette façon pour moi, par ce visage voyant, exténué, ces yeux cernés en avance sur le temps, l’experiment.
Quine ans et demi. C’est la traversée du fleuve. Quand je rentre à Saigon, je suis en voyage, surtout quand je prends le car. Et ce mati-là j’ai pris le car à Sadec où ma mère dirige l’école des filles. C’est la fin des vacances scolaires, je ne sais plus lesquelles. Je suis allée les passer dans la petite maison de fonction de ma mère. Et ce jour-là je reviens à Saigon, au pensionnat. Le car pour indigènes est parti de la place du marché de Sadec. Comme d’habitude ma mère m’a accompagnée et elle m’a confiée au chaufeur, toujours elle me confie aux chaufeurs des cars de Saigon, pour le cas d’un accident, d’un incendie, d’un viol, d’une attaque de pirates, d’une panne mortelle du bac. Comme d’habitude le chauffeur m’a mise près de lui à l’avant, à la place réservée aux voyageurs blancs.
C’est au cours de ce voyage que l’image se serait détachée, qu’ele aurait été enlevée à la somme. Elle aurait pu exister, une photographie aurait pu être prise, come une autre, ailleurs, dans d’autres circonstances. Mais elle ne l’a pas été. L’objet était trop mince pour la provoquer. Qui aurait pu penser à ça ? Elle n’aurait pu être prise que si on avait pu préjuger de l’importance de cet événement dans ma vie, cette traversée du fleuve. Or, tandis que celle-ci s’opérait, on ignorait encore jusqu’à son existence. Dieu seul la connaissait. C’est pourquoi, cette image, et il ne pouvait pas en être autrement, elle n’existe pas. Elle a été omise. Elle a été oubliée. Elle n’a pas été détachée, enlevée à la somme. C’est à ce manque d’avoir été faite qu’elle doit sa vertu, celle de représenter un absolu, d’en être justement l’auteur.
C’est donc pendant la traversée d’un bras du Mékong sur le bac qui est entre Vinhlong et Sadec dans la grande plaine de boue et de riz du sud de la Cochinchine, cele des Oiseaux.
Je descends du car. Je vais au bastingage. Je regarde le fleuve. Ma mère me dit quelquefois que jamais, de ma vie entière, je ne reverrai des fleuves aussi beaux que ceux-là, aussi grands, aussi sauvages, le Mékong et ses bras qui descendent vers les océans, ces territoires d’eau qui vont aller disparaître dans les cavités des océans. Dans la platitude à perte de vue, ces fleuves, ils vont vite, ils versent comme si la terre penchait.
Je descends toujours du car quand on arrive sur le bac, la nuit aussi, parce que toujours j ‘ai peur, j’ai peur que les câbles cèdent, que nous soyons emportés vers la mer. Dans le courant terrible je regarde le dernier moment de ma vie. Le courant est si fort, il emporterait tout, aussi bien des pierres, une cathédrale, une ville. Il y a une tempête qui souffe à l’intérieur des eaux du feuve. Du vent qui se débat.
Je porte une robe de soie naturelle, elle est usée, presque transparente. Avant, elle a été une robe de ma mère, un jour elle ne l’a plus mise parce qu’elle la trouvait trop claire, elle me l’a donnée. Cette robe est sans manches, très décolletée. Elle est de ce bistre que prend la soie naturele à l’usage. C’est une robe dont je me souviens. Je trouve qu’elle me va bien. J’ai mis une ceinture de cuir à la taile, peut-être une ceinture de mes frères. Je ne me souviens pas des chaussures que je portais ces années-là mais seulement de certaines robes. La plupart du temps je suis pieds nus en sandales de toile. Je parle du temps qui a précédé le collège de Saigon. A partir de là bien sûr j’ai toujours mis des chaussures . Ce jour-là je dois porter cette fameuse paire de talons hauts en lamé or. Je ne vois rien d’autre que je pourrais porter ce jour-là, alors je les porte. Soldes soldés que ma mère m’a achetés. Je porte ces lamés or pour aller au lycée . Je vais au lycée en chaussures du soir ornées de petits motifs en strass. C’est ma volonté. Je ne me supporte qu’avec cette paire de chaussures-là et encore maintenant je me veux comme ça, ces talons hauts sont les premiers de ma vie, ils sont beaux, ils ont éclipsé toutes les chaussures qui les ont précédés, celles pour courir et jouer, plates, de toile blanche.
Ce ne sont pas les chaussures qui font ce qu’il y a d’insolite, d’inouï, ce jour-là, dans la tenue de la petite. Ce qu’il y a ce jour-là c’est que la petite porte sur la tête un chapeau d’homme aux bords plats, un feutre souple couleur bois de rose au large ruban noir.
L’ambiguïté déterminante de l‘image, elle est dans ce chapeau .
Comment il était arrivé jusqu ‘à moi, je l’ai oublié. Je ne vois pas qui me l’aurait donné. Je crois que c’est ma mère qui me l’a acheté et sur ma demande . Seule certitude, c’était un solde soldé. Comment expliquer cet achat? Aucune femme, aucune jeune fille ne porte de feutre d’homme dans cette colonie à cette époque-là. Aucune femme indigène non plus. Voilà ce qui a dû arriver, c’est que j’ai essayé ce feutre, pour rire, comme ça, que je me suis regardée dans le miroir du marchand et que j’ai vu sous le chapeau d’homme, la minceur ingrate de la forme, ce défaut de l’enfance, est devenue autre chose. Elle a cessé d’être une donnée brutale, fatale, de la nature. Elle est devenue, tout à l’opposé, un choix contrariant de celle-ci, un choix de l’esprit. Soudain, voilà qu’on l’a voulue. Soudai je me vois comme une autre, comme une autre serait vue, au-dehors, mise à la disposition de tous, mise à la disposition de tous les regards, mise dans la circulation des villes, des routes, du désir. Je prends le chapau, je ne m’en sépare plus, j’ai ça, ce chapeau qui me fait tout entière à lui seul, je ne le quitte plus. Pour les chaussures, ça a dû être un peu pareil, mais après le chapeau. Ils contredisent le chapeau, comme le chapeau contredit le corps chétif, donc ils sont bons pour moi. Je ne les quitte plus non plus, je vais partout avec ces chaussures, ce chapeau, dehors, par tous les temps, dans toutes les occasions, je vais dans la ville.
J’ai retrouvé une photographie de mon fils à vingt ans. Il est en Californie avec ses amies Erika et Elisabeth Lennard. Il est maigre, telement, on dirait un Ougandais blanc lui aussi. Je lui ai
trouvé un sourire arrogant, un peu l’air de se moquer. Il se veut donner une image déjetée de jeune vagabond. Il se plait ainsi, pauvre, avec cette mine de pauvre, cette dégaine de jeune maigre. C’est cette photographie qui est au plus près de celle qui n‘a pas été faite de la jeune fille du bac.
Celle qui a acheté le chapeau rose à bords plats et au large ruban noir c’est elle, cette femme d’une certaine photographie, c’est ma mère. Je la reconnais mieux là que sur des photos plus récentes . C’est la cour d’une maison sur le Petit Lac de Hanoi. Nous sommes ensemble, elle et nous, ses enfants. J’ai quatre ans. Ma mère est au centre de l’image. Je reconnais bien comme elle se tient mal, comme elle ne sourit pas, comme elle attend que la photo soit finie. A ses traits tirés, à un certain désorde de sa tenue, à la somnolence de son regard, je sais qu ‘il fait chaud, qu’elle est exténuée, qu’elle s’ennuie. Mais c’est à la façon dont nous sommes habillés, nous, ses enfants , comme des malheureux, que je retrouve un certain état dans lequel ma mère tombait parfois et dont déjà, à l’âge que nous avons sur la photo, nous connaissions les signes avant-coureurs, cette façon, justement, qu'elle avait, tout à coup, de ne plus pouvoir nous laver, de ne plus nous habiller, et parfois même de ne plus nous nourrir. Ce grand découragement à vivre, ma mère le traversait chaque jour. Parfois il durait, parfois il disparaissait avec la nuit. J’ai eu cette chance d’avoir une mère désespérée d’un désespoir si pur que même le bonheur de la vie, si vif soit-il, quelquefois, n’arrivait pas à l’en distraire tout à fait. Ce que j'ignorerai toujours c’est le genre de faits concrets qui la faisaient chaque jour nous quitter de la sorte. Cette fois-là, peut-être est-ce cette bêtise qu’elle vient de faire, cette maison qu’elle vient d’acheter – celle de la photographie – dont nous n’avions nul besoin et cela quand mon père est déjà très malade, si près de mourir, à quelques mois. Ou peut-être vient-ele d’apprendre qu’elle est malade à son tour de cette maladie dont lui ! il va mourir? Les dates coïncident. Ce que j’ignore comme elle devait l’ignorer, c’est la nature des évidences qui la traversaient et qui faisaient ce découragement lui apparaître. Etait-ce la mort de mon père déjà présente, ou celle du jour ? La mise en doute de ce mariage ? de ce mari ? de ces enfants ? ou celle plus générale du tout de cet avoir ?
C’était chaque jour. De cela je suis sûre. Ça devait être brutal. A un moment donné de chaque jour ce désespoir se montrait. Et puis suivait l’impossibilité d’avancer encore, ou le sommeil , ou quelquefois rien, ou quelquefois au contraire les achats de maisons, les déménagements, ou quelquefois aussi cette humeur-là, seulement cette humeur, cet accablement ou quelquefois, une reine, tout ce qu’on lui demandait, tout ce qu’on lui offrait, cette maison sur le Petit Lac, sans raison aucune, mon père déjà mourant, ou ce chapeau à bords plats, parce que la petite le voulait tant, ou ces chaussures lamé or idem. Ou rien, ou dormir, mourir.
Je n’avais jamais vu de film avec ces Indiennes qui portent ces mêmes chapeaux à bord plat et des tresses par le devant de leur corps. Ce jour-là j’ai aussi des tresses, je ne les ai pas relevées comme je le fais d’habitde, mais ce ne sont pas les mêmes. J’ai deux longues tresses par le devant de mon corps comme ces femmes du cinéma que je n’ai jamais vues mais ce sont des tresses d’enfant. Depuis que j’ai le chapeau, pour pouvoir le mettre je ne relève plus mes cheveux. Depuis quelque temps je tire fort sur mes cheveux, je les coife en arrière, je voudrais qu’ils soient plats, qu’on les voie moins. Chaque soir je les peigne et je refais mes nattes avant de me coucher comme ma mère m’a appris. Mes cheveux sont lourds, souples, douloureux, une masse cuivrée qui m’arrive aux reins. On dit souvent que c’est ce que j’ai de plus beau et moi j’entends que ça signifie que je ne suis pas belle. Ces cheveux remarquables je les ferai couper à vingt-trois ans à Paris, cinq ans après avoir quitté ma mère. J’ai dit coupez. Il a coupé. Le tout en un seul geste, pour dégrossir le chantier, le ciseau froid a frôlé la peau du cou. C’est tombé par terre. On m’a demandé si je les voulais, qu’on en ferait un paquet. J’ai dit non. Après on n’a plus dit que j’avais de beaux cheveux, je veux dire on ne l’a plus jamais dit à ce point-là, comme avant on me le disait, avant de les couper. Après, on a plutôt dit elle a un beau regard. Le sourire aussi, pas mal.
Sur le bac, regardez-moi, je les ai encore. Quize ans et demi. Déjà je suis fardée. Je mets de la crème Tokalon, j’essaye de cacher les taches de rousseur que j’ai sur le haut des joues, sous les yeux. Par-dessus la crème Tokalon je mets de la poudre couleur chair, marque Houbigan. Cette poudre est à ma mère qui en met pour aller aux soirées de l’Administration générale. Ce jour-là j’ai aussi du rouge à lèvres rouge sombre comme alors, cerise. Je ne sais pas comment je me le suis procuré, c’est peut-être Hélène Lagonelle qui l’a volé à sa mère pour moi, je ne sais plus. Je n’ai pas de parfum, ce ma mère c’est l’eau de Cologne et le savon Palmolive.
Sur le bac, à côté du car, il y a une grande limousine noire avec un chaufeur en livrée de coton blanc. Oui, c’est la grande auto funèbre de mes livres. C’est la Morris Léon-Bollée. La Lancia noire de l’ambassade de France à Calcutta n’a pas encore fait son entrée dans la littérature.
Entre les chaufeurs et les maîtres il y a encore des vitres à coulisses. Il y a encore des strapontins. C’est encore grand comme une chambre.
Dans la limousine il y a un homme très élégant qui me regarde. Ce n’est pas un blanc. Il est vêtu à l’européenne, il porte le costume de tussor clair des banquiers de Saigon. Il me regarde. J’ai déjà l’habitude qu’on me regarde. On regarde les blanches aux colonies, et les petites filles blanches de douze ans aussi. Depuis trois ans les blancs aussi me regardent dans les rues et les amis de ma mère me demandent gentiment de venir goûter chez eux à l’heure où leurs femmes jouent au tennis au Club Sportif.
Je pourrais me tromper, croire que je suis belle comme les femmes belles, comme les femmes regardées, parce qu’on me regarde vraiment beaucoup. Mais moi je sais que ce n’est pas une question de beauté mais d’autre chose, par exemple, oui, d’autre chose, par exemple d’esprit. Ce que je veux paraître je le parais, belle aussi si c’est ce que l’on veut que je sois, belle, ou jolie, jolie par exemple pour la famille, pour la famille, pas plus, tout ce que l’on veut de moi je peux le devenir. Et le croire. Croire que je suis charmante aussi bien. Dès que je le crois, que cela devienne vrai pour celui qui me voit et qui désire que je sois selon son goût, je le sais aussi. Ainsi, en toute conscience je peux être charmante même si je suis hantée par la mise à mort de mon frère. Pour la mort, une seule complice, ma mère. Je dis le mot charmant comme on le disait autour de moi, autour des enfants.
Je suis avertie déjà. Je sais quelque chose. Je sais que ce ne sont pas les vêtements qui font les femmes plus ou moins belles ni les sois de beauté, ni le prix des onguents, ni la rareté, le prix des atours. Je sais que le problème est ailleurs. Je ne sais pas où il est. Je sais seulement qu’il n’est pas là où les femmes croient. Je regarde les femmes dans les rues de Saigon, dans les postes de brousse. Il y en a de très belles, de très blanches, elles prennent un soin extrême de leur beauté ici, surtout dans les postes de brousse. Elles ne font rien, elles se gardent seulement, elles se gardent pour l’Europe, les amants, les vacances en Italie, les longs congés de six mois tous les trois ans lorsqu’elles pourront enfn parler de ce qui se passe ici, de cette existence coloniale si particulière, du service de ces gens, de ces boys, si parfait, de la végétation, des bals, de ces villas blanches, grandes à s’y perde, où sont logés les fonctionnaires dans les postes éloignés. Elles attendent. Elles s’habillent pour rien. Elles se regardent. Dans l’ombre de ces villas, elles se regardent pour plus tard, elles croient vivre un roman, elles ont déjà les longues penderies pleines de robes à ne savoir qu’en faire, collectionnées comme le temps, la longue suite des jours d’attente. Certaines deviennent folles. Certaines sont plaquées pour une jeune domestique qui se tait. Plaquées. On entend ce mot les atteindre, le bruit qu’il fait, le bruit de la gifle qu’il donne. Certaines se tuent.
Ce manquement des femmes à elles-mêmes par elles-mêmes opéré m’apparaissait toujours comme une erreur.
Il n’y avait pas à attirer le désir. Il était dans celle qui le provoquait ou il n’existait pas. Il était déjà là dès le premier regard ou bien il n’avait jamais existé. Il était l’intelgence immédiate du rapport de sexualité ou bien il n’était rien. Cela, de même, je l’ai su avant l’experiment.
Seule Hélène Lagonelle échappait à la loi de l’erreur. Attardée dans l’enfance.
Je suis longtemps sans avoir de robes à moi. Mes robes sont des sortes de sacs, elles sont faites dans d’ancienes robes de ma mère qu sont elles-mêmes des sortes de sacs. Mises à part celles que ma mère me fait faire par Dô. C’est la gouvernante qui ne quittera jamais ma mère même lorsqu’elle rentrera en France, même lorsque mon frère aîné essaiera de la violer dans la maison de fonction de Sadec, même lorsqu’elle ne sera plus payée. Dô a été élevée chez les sœurs, elle brode et elle fait des plis, elle coud à la main comme on ne coud plus depuis des siècles, avec des aiguilles fines comme des cheveux. Comme elle brode, ma mère lui fait broder des draps. Comme elle fait des plis, ma mère me fait faire des robes à plis, des robes à volants, je les porte comme des sacs, elles sont démodées, toujours enfantines, de séries de plis sur le devant et col claudine, ou lés sur la jupe, ou volants bordés de biais pour faire « couture ». Je porte ces robes Comme des sacs avec des ceintures qui les déforment, alors elles deviennent éternelles.
Quinze ans et demi. Le corps est mince, presque chétif, des seins d’enfant encore, fardée en rose pâle et en rouge. Et puis cette tenue qui pourrait faire qu’on en rie et dont personne ne rit. Je vois bien que tout est là. Tout est là et rien n’est encore joué, je le vois dans les yeux, tout est déjà dans les yeux. Je veux écrire. Déjà je l’ai dit à ma mère : ce que je veux c’est ça, écrire. Pas de réponse la première fois. Et puis elle demande: écrire quoi? Je dis des livres, des romans. Elle dit durement après l’agrégation de mathématiques tu écriras si tu veux, ça ne me regardera plus. Elle est contre, ce n’est pas méritant, ce n’est pas du travail, c’est une blague – elle me dira plus tard une idée d’enfant .
La petite au chapeau de feutre est dans la lumière limoneuse du fleuve, seule sur le pont du bac, accoudée au bastingage. Le chapeau d’homme colore de rose toute la scène. C’est la seule couleur. Dans le soleil brumeux du fleuve, le soleil de la chaleur, les rives se sont effacées, le fleuve parait rejoindre l’horizon. Le fleuve coule sourdement, il ne fait aucun bruit, le sang dans le corps. Pas de vent au-dehors de l’eau. Le moteur du bac, le seul bruit de la scène, celui d’un vieux moteur déglingué aux bielles coulées. De temps en temps, par rafales légères, des bruits de voix. Et puis les aboiements des chiens, ils viennent de partout, de derrière la brume, de tous les villages. La petite connaît le passeur depuis qu’elle est enfant. Le passeur lui sourit et il lui demande des nouvelles de Madame la Directrice. Il dit qu’il la voit passer souvent de nuit, qu’elle va souvent à la concession du Cambodge. La mère va bien, dit la petite. Autour du bac, le fleuve, il est à ras bord, ses eaux en marche traversent les eaux stagnantes des rizières, elles ne se mélangent pas. Il a ramassé tout ce qu’il a rencontré depuis le Tonlésap, la forêt cambodgienne. Il emmène tout ce qui vient, des paillotes, des forêts, des incendies éteints, des oiseaux morts, des chiens morts, des tigres, des buffles, noyés, des hommes noyés, des leurres, des îles de jacinthes d’eau agglutinées, tout va vers le Pacifque, rien n’a le temps de couler, tout est emporté par la tempête profonde et vertigineuse du courant intérieur, tout reste en suspens à la surface de la force du fleuve.
Je lui ai répondu que ce que je voulais avant toute autre chose c’était écrire, rien d’autre que ça, rien. Jalouse elle est. Pas de réponse, un regard bref aussitôt détourné, le petit haussement d’épaules, inoubliable. Je serai la première à partir. Il faudra attendre encore quelques années pour qu’elle me perde, pour qu’elle perde celle-ci, cette enfant-ci. Pour les fils il n’y avait pas de crainte à avoir. Mais celle-ci, un jour, elle le savait, elle partirait, elle arriverait à sortir. Première en français. Le proviseur lui dit votre flle, madame, est première en français. Ma mère ne dit rien, rien, pas contente parce que c’est pas ses fils qui sont les premiers en français, la saleté, ma mère, mon amour, elle demande et en mathématiques? On dit ce n’est pas encore ça, mais ça viendra. Ma mère demande ça viendra quand ? On répond quand elle le voudra, madame.
Ma mère mon amour son incroyable dégaine avec ses bas de coton reprisés par Dô, sous les tropiques elle croit encore qu’il faut mettre des bas pour être la dame directrice de l’école, ses robes lamentables, difformes, reprisées par Dô, elle vient encore tout droit de sa ferme picarde peuplée de cousines, elle use tout jusqu’au bout, croit qu’il faut, qu’il faut mériter, ses souliers, ses souliers sont éculés, elle marche de travers, avec un mal de chien, ses cheveu sont tirés et serrés dans un chignon de Chinoise, elle nous fait honte, elle me fait honte dans la rue devant le lycée, quand elle arrive dans sa B.12 devant le lycée tout le monde regarde, elle, elle s’aperçoit de rien, jamas, elle est à enfermer, à battre, à tuer. Elle me regarde, elle dit pet-être que toi tu vas t’en tirer. De jour et de nuit, l’idée fixe. Ce n’est pas qu’il faut arriver à quelque chose, c’est qu’il faut sortir de là où l’on est.
Quand ma mère retrouve l’air, qu’elle sort du désespoir, elle découvre le chapeau d’homme et les lamés or. Elle me demande ce que c’est. Je dis que c’est rien. Elle me regarde, ça lui plaît, elle sourit. C’est pas mal elle dit, ça ne te va pas mal, ça change. Elle ne demande pas si c’est elle qui les a achetés, elle sait que c’est elle. Elle sait qu’elle en est capable, que certaines fois, ces fois-là que je disais, on lui soutire tout ce qu’on veut, qu’elle ne peut rien contre nous. Je lui dis : c’est pas cher du tout, ne t’en fais pas. Elle demande où c’était. Je dis que c’était rue Catinat, des soldes soldés. Elle me regarde avec sympathie. Elle doit trouver que c’est un signe réconfortant cette imagination de la petite, d’inventer de s’habiller de cette façon. Non seulement elle admet cette pitrerie, cette inconvenance, elle rangée comme une veuve, vête de grisaille comme une défroquée, mais cette inconvenance lui plaît.
Le lien avec la misère est là aussi dans le chapeau d’homme car il faudra bien que l’argent arrive dans la maison, d’une façon ou d’une autre il le faudra. Autour d’elle c'est les déserts, les fils c’est les déserts, ils feront rien, les terres salées aussi, l’argent restera perdu, c’est bien fini. Reste cette petite-là qui grandit et qui, elle, saura peut-être un jour comment on fait venir l’argent dans cette maison. C’est pour cette raison, elle ne le sait pas, que la mère permet à son enfant de sortir dans cette tenue d’enfant prostituée. Et c’est pour cela aussi que l’enfant sait bien y faire déjà, pour détourner l’attention qu’on lui porte à elle vers celle que, elle, elle porte à l’argent. Ça fait sourire la mère.
La mère ne l’empêchera pas de le faire quand elle cherchera de l’argent. L’enfant dira je lui ai demandé cinq cents piastres pour le retour en France. La mère dira que c’est bien, que c’est ce qu’il faut pour s’installer à Paris, elle dira ça ira avec cinq cents piastres. L’enfant sait que ce qu’elle fait, elle, c’est ce que la mère aurait choisi que fasse son enfant, si elle avait osé, si elle en avait la force, si le mal qe faisait la pensée n’était pas là chaque jour, exténuant.