Thứ Tư, 25 tháng 9, 2013

La nuit du loup garou (Cycle of the werewolf) 1983 Stephen King.html

Stephen King

La nuit du loup-garou

(Cycle of the werewolf)

1983


Dans les puantes ténèbres de l’étable, il dresse sa tête hirsute. Ses yeux jaunes, hébétés, ont des reflets de braise. “J’ai faim”, balbutie-t-il.

(Henry Ellender, The Wolf.)

Avril en a trente et trente septembre

Trente jours en juin et trente en novembre

Et trente et un le reste, fors le second

Douze mois à pluie, à neige, à beaux rayons

Douze fois commère lune se fait gros ballon.

(Ancienne comptine)

Janvier.

Quelque part, tout là-haut, la lune brille, ronde et pleine. Mais de Tarker's Mills on ne voit plus rien du ciel obstrué par la neige d’un blizzard de janvier. Des bourrasques furieuses s’engouffrent dans l’avenue centrale déserte ; il y a beau temps que les chasse-neige oranges de la municipalité ont abandonné la partie.

Arnie Westrum, cheminot aux Chemins de fer du Maine, a été surpris par la tourmente à quinze kilomètres de la ville. La petite draisine à essence dont il use pour aller et venir le long des voies est restée coincée entre deux congères, et il s’est réfugié dans une baraque en planches où les ouvriers du rail entreposent outils et signaux. A présent, il attend une embellie en faisant patience sur patience avec un vieux paquet de cartes graisseuses. Dehors, le hurlement du vent monte soudain dans les aigus. Arnie lève la tête, alarmé, puis il abaisse à nouveau son regard sur les cartes étalées devant lui. Tout compte fait, ce n’était que le vent…

Mais le vent gratte-t-il aux portes, en gémissant pour qu’on lui ouvre ?

Arnie se dresse, longue silhouette dégingandée vêtue d’une cotte bleue et d’un gros paletot sans manches, une Camel fichée dans la commissure des lèvres, sa face ravinée de campagnard de Nouvelle-Angleterre teintée de douces lueurs orangées par la lampe-tempête accrochée au mur.

Le grattement reprend. Ça doit être un chien, se dit Arnie. Oui, ma foi, ça ne sera jamais qu’un chien perdu en quête d’un abri… Néanmoins, il reste indécis. II se dit que ça serait inhumain de laisser cette bête dehors par un froid pareil (non qu’il fasse tellement plus chaud dans la cabane : en dépit du petit radiateur à piles, son haleine forme un nuage blanc en s’échappant de sa bouche) ; et pourtant, il hésite encore. Une pointe de terreur glaciale s’est insinuée dans son cœur. La saison a été mauvaise à Tarker's Mills ; l’air s’y est alourdi de sinistres présages. Arnie a hérité le riche sang gallois de son père, et son instinct ne lui dit rien de bon.

Tandis qu’Arnie débat en lui-même de la conduite à tenir vis-à-vis de son visiteur, le gémissement plaintif s’enfle en un grondement de fauve. Avec un choc sourd, quelque chose d’incroyablement pesant entre en collision avec la porte… La chose prend son élan… heurte à nouveau le battant. Cette fois, la porte est ébranlée. Le haut s’écarte du chambranle, et un petit tourbillon de neige poudreuse tombe à l’intérieur.

Arnie Westrum cherche désespérément autour de lui un objet qui pourrait lui servir à se barricader, mais avant qu’il ait eu le temps d’empoigner la frêle chaise sur laquelle il était assis, la chose rugissante se précipite derechef sur la porte avec une force inouïe, la faisant éclater.

La porte tient encore un moment, pliée par le milieu et, dans la brèche béante, Arnie voit se profiler le plus énorme loup qu’il ait jamais vu. Le loup cogne comme un sourd sur les planches disjointes qui lui barrent le passage ; son mufle est retroussé par un rictus sauvage, ses yeux jaunes jettent de farouches lueurs…

Et ses rugissements ressemblent affreusement à des paroles humaines.

Pan après pan, grinçant, craquant, les derniers restes du battant cèdent devant cette créature. Encore un instant, et elle sera à l’intérieur.

Dans un angle de la cabane, au milieu d’un amas hétéroclite d’outils, une pioche est appuyée au mur. Arnie se précipite vers elle et s’en empare au moment où le loup achève de se frayer un chemin parmi les planches démantibulées. La bête se ramasse sur elle-même, ses yeux jaunes et luisants rivés sur l’homme aux abois, la langue pendante, ses oreilles couchées formant deux triangles velus sur les côtés de son crâne.

Derrière elle, des rafales de neige s’engouffrent par la brèche béante.

Elle bondit en rugissant, et Arnie Westrum lève sa pioche.

Il ne la lèvera plus.

Dehors, la faible lueur de la lampe-tempête dessine une tremblante dentelle sur la neige à travers la porte déchiquetée.

Le vent pousse la tyrolienne.

Un long hurlement s’élève.

Une chose inhumaine s’est abattue sur Tarker's Mills, invisible comme la pleine lune qui vogue tout en haut du ciel ténébreux. Elle a nom loup-garou, et sa survenue présente n’a pas plus de raison d’être que n’en aurait celle d’une épidémie de cancers, d’un assassin psychotique ou d’une tornade meurtrière. Son temps est venu, simplement, et le sort lui a fait choisir pour théâtre cette banale bourgade du Maine où l’événement de la semaine est le repas collectif dont les places vendues à l’encan servent à financer les œuvres de la paroisse (on y mange invariablement les traditionnels haricots au four), où les enfants offrent encore des pommes à leur maîtresse d’école, et dont l’unique hebdomadaire consacre de minutieux comptes rendus à toutes les excursions du club du troisième âge. Son prochain numéro comportera des nouvelles d’une variété moins anodine.

Dehors, la neige recouvre peu à peu les traces de la créature. Le vent crie d’une voix déchirante qui évoque des hurlements de plaisir. Mais d’un plaisir sans âme, sans Dieu, sans soleil, jouissance de gel opaque et d’hiver ténébreux.

Le cycle du loup-garou a débuté.

Février.

C’est la nuit de la Saint-Valentin. La lune est pleine, et ses rayons pénètrent à flots par la fenêtre, baignant la chambre d’une lumière froide et bleue. Allongée dans son étroit lit de pucelle, Stella Randolph rêve d’amour.

Ah ! l’amour, l’amour ! songe-t-elle. L’amour, ce serait…

Cette année, Stella Randolph, qui préside aux destinées de la seule mercerie-bonneterie de Tarker's Mills, a reçu vingt cartes. Une de Paul Newman, une de Robert Redford, une de John Travolta… Une, même, d’Ace Frehley, le guitariste du groupe Kiss. Elles sont posées, ouvertes, sur le bureau, à l’autre extrémité de sa chambre, et la lune y accroche de vagues reflets bleuâtres. Cette année, comme toutes les années précédentes, Stella Randolph s’est expédié ces cartes à elle-même.

L’amour, ce serait un baiser aux premières lueurs de l’aube… ou bien cet ultime baiser, gage d’amour éternel, par lequel se concluent tous les romans de la série Harlequin… L’amour, ce seraient des roses dans le soleil couchant…

Oh bien sûr, on rit d’elle à Tarker's Mills. Les mioches lui lancent des quolibets sournois et ricanent à la dérobée sur son passage ; parfois même, lorsqu’ils sont à distance respectueuse et que le constable Neary n’est nulle part en vue, ils vont jusqu’à psalmodier : “Bidon-bedon-grosse-dondon !” de leurs petites voix flûtées et moqueuses. Pourtant, Stella sait ce qu’est l’amour, elle sait ce qu’est la lune. Son commerce dépérit peu à peu, et c’est vrai qu’elle a quelques kilos de trop, mais par cette nuit propice aux rêveries, avec la poignante clarté de la lune qui ruisselle des fenêtres ourlées de givre, il lui semble que l’amour est encore possible, l’amour, et celui qui un jour viendra, apportant avec lui une entêtante odeur d’été…

L’amour, ce serait le contact rude d’une joue d’homme, râpeuse, un peu piquante…

Tout à coup, il y a un léger crissement à la vitre.

Stella se dresse sur les coudes, et le couvre-lit en piqué glisse de son imposante poitrine. Une silhouette sombre, aux contours vagues, mais indéniablement masculins, s’encadre dans la fenêtre, masquant la clarté lunaire. Je rêve ! se dit Stella. Eh bien, si c’est un rêve, je vais le laisser entrer. Je vais lui ouvrir ma fenêtre, puis je lui ouvrirai mes cuisses… Et qu’on ne vienne pas me dire que c’est obscène : rien n’est plus beau, plus pur, plus parfait ! Ah, l’amour ce serait d’être ouverte toute grande pour le laisser venir en moi !

Elle se lève, persuadée qu’il s’agit d’un rêve, car il y a bel et bien un homme embusqué derrière la vitre et cet homme, elle l’a reconnu sans peine, vu qu’elle le croise pratiquement chaque jour dans la rue. Cet homme, c’est…

(L’amour ! L’amour vient ! L’amour est venu !)

Mais à l’instant où ses doigts boudinés se posent sur le froid châssis de la fenêtre à guillotine, Stella s’aperçoit que c’est une bête, et non un homme, qui se tient de l’autre côté : un énorme loup hirsute, les pattes de devant appuyées sur le bord extérieur de la fenêtre, les pattes de derrière enfoncées jusqu’à la croupe dans l’épaisse couche de neige qui s’est amoncelée contre l’un des murs de sa petite maison isolée aux confins de la ville.

C’est la Saint-Valentin et j’aurai de l’amour ! s’obstine Stella Randolph dans son for intérieur. Même en rêve, on peut être victime d’une illusion d’optique. C’est un homme, son homme, celui qu’elle attend depuis si longtemps, et il est d’une diabolique beauté.

(Diabolique, oh oui, l’amour ce serait d’avoir le diable au corps…)

Il est enfin venu par cette nuit tout irradiée de lune. Il est venu, il va la prendre, il va la…

Elle soulève brutalement le châssis, et le souffle glacial qui plaque sur ses cuisses le tissu arachnéen de sa chemise de nuit de nylon bleu pâle lui dit qu’il ne s’agit pas d’un rêve. Son Prince Charmant n’est plus là, et avec une sensation d’horreur vertigineuse elle comprend que c’est son imagination qui lui a joué un tour. Frissonnante, elle recule d’un pas mal assuré. Le loup bondit, atterrit sur le plancher de la chambre avec une extraordinaire légèreté et s’ébroue, éclaboussant la pénombre d’une poudre de neige impalpable.

L’amour, toujours ! L’amour, ce serait… Ce serait comme… comme un grand cri…

Elle se rappelle soudain Arnie Westrum, qu’on a retrouvé égorgé dans une cabane en bord de voie il y a tout juste un mois. Mais il est trop tard, beaucoup trop tard…

Le loup s’avance vers elle sans se hâter. Ses yeux jaunes lancent des lueurs de froide convoitise. Pas à pas, Stella Randolph recule vers son étroit lit de pucelle ; l’arrière de ses genoux dodus heurte la barre métallique du cadre et elle tombe à la renverse sur le couvre-lit en piqué.

Le sillon d’argent de la lune divise en deux, comme une raie bien nette, le pelage épais de la bête.

La brise qui s’insinue par la fenêtre ouverte fait trembler imperceptiblement les cartes de la Saint-Valentin entassées sur le bureau. L’une d’elles se détache de la pile et tombe en tournoyant paresseusement sur elle-même.

Le loup pose ses deux pattes sur le lit, une de chaque côté du corps étendu de Stella. Elle sent son haleine sur son visage, une haleine brûlante, mais dont la chaleur n’est pas si déplaisante que ça. Les yeux jaunes du monstre plongent dans les siens.

- Mon chéri… souffle-t-elle en fermant les paupières.

Il s’abat sur elle.

L’amour, ce serait comme une mort.

Mars.

Le dernier blizzard de l’année occasionne de sérieux dégâts aux arbres de Tarker's Mills. A la tombée du soir, tandis que la nuit couvre graduellement la campagne d’un opaque manteau de ténèbres, la neige lourde et molle vire en pluie et les gros paquets d’eau congelée ont raison de nombreuses branches mortes qu’on entend éclater dans toute la ville avec des détonations pareilles à des coups de fusil. “La Nature élague ses branches pourries”, commente Milt Sturmfuller à l’intention de sa femme qui vient de verser le café. Milt Sturmfuller, directeur de la bibliothèque municipale de Tarker's Mills, est un individu osseux, avec un front étroit et des yeux d’un bleu délavé. Cela fait douze ans à présent qu’il soumet son épouse, une jolie femme silencieuse et stoïque, à une véritable terreur. Certains habitants de Tarker's Mills (Joan Neary, la femme du constable, est du nombre) soupçonnent l’atroce vérité, mais nul sinon les Sturmfuller eux-mêmes ne la connaît vraiment. Les petites villes comme Tarker's Mills recèlent souvent de ces zones d’ombre dont le secret n’est jamais éventé.

Milt est tellement satisfait de sa remarque qu’il la répète une deuxième fois : “Eh oui, la Nature élague ses branches pourries…” Sur quoi les lumières s’éteignent subitement et Donna Lee Sturmfuller ne peut retenir un cri étouffé accompagné d’un haut-le-corps qui lui vaut de renverser son café.

- Essuie-moi ça, lui ordonne Milt d’une voix coupante. Essuie-moi ça, tu m’entends !

- Oui, mon chéri. Tout de suite.

En tâtonnant dans le noir à la recherche d’une éponge pour essuyer le café renversé, Donna Lee se racle le tibia contre un tabouret et pousse un gémissement de douleur. Son mari s’esclaffe bruyamment dans l’obscurité. Pour lui, il n’est rien de plus désopilant au monde que le spectacle de la souffrance de sa femme, à l’exception peut-être des histoires drôles de Sélection du Reader’s Digest. Ah, ces blagues du Reader’s Digest, qu’est-ce qu’elles sont tordantes !

Ce soir, la Nature n’a pas élagué que ses branches pourries, mais aussi quelques-uns des câbles à haute tension qui courent au long de la rivière. La neige liquéfiée a recouvert les gros câbles d’une chape de glace sans cesse plus épaisse, si bien qu’à la fin ils ont cédé et se sont effondrés sur la route comme des serpents enchevêtrés en se tortillant paresseusement et en crachant des flammèches bleuâtres.

La ville est tout entière plongée dans les ténèbres.

Comme si cet ultime méfait l’avait finalement rassasié, le blizzard perd de son mordant et s’apaise ensuite peu à peu. La température dégringole ; sur le minuit, le thermomètre est descendu aux alentours de moins six. La neige bourbeuse pétrifiée par le gel forme d’étranges sculptures. Le champ de foin du père Hague, celui que les gens d’ici connaissent sous le nom de “Pré des quarante arpents”, a pris un aspect de faïence craquelée. Dans les maisons toujours privées de lumière, les chaudières achèvent de s’éteindre avec d’ultimes gargouillements. Les routes sont bien trop glissantes pour que les réparateurs de lignes puissent s’y aventurer.

Une éclaircie se dessine dans le ciel. La pleine lune joue à cache-cache avec les nuages qui s’effilochent. Dans ses reflets intermittents, la neige épaisse qui recouvre la grand-rue a des lueurs d’ossements blanchis.

Un long hurlement s’élève dans la nuit.

Demain, personne ne pourra dire d’où venait ce cri. Il était partout et nulle part tandis que la clarté lunaire soulignait les formes trapues des maisons enténébrées et que le vent de mars se levait en soufflant lugubrement dans sa corne, tel quelque Viking fantôme remonté du fond des âges ; il dérivait avec le vent, solitaire et sauvage.

Donna Lee Sturmfuller l’entend tandis que sa crapule de mari dort du sommeil du juste à côté d’elle. Debout en caleçon de flanelle à la fenêtre de son appartement de Laurel Street, le constable Neary l’entend aussi, de même qu’Ollie Parker, le veule et grassouillet principal de l’école communale, qui n’est qu’à demi assoupi dans sa propre chambre à coucher, et quelques autres résidents de la localité, parmi lesquels un jeune garçon infirme de naissance.

Si l’on a entendu ce cri, nul n’a vu celui qui le poussait. Et nul ne sait le nom du chemineau que le réparateur de lignes a découvert le lendemain lorsqu’il s’est enfin décidé à prendre le chemin de la rivière pour remplacer les câbles endommagés. Le corps du chemineau était recouvert d’une fine croûte de gel, sa tête était rejetée en arrière dans un hurlement muet, le devant de son vieux blouson effrangé et le plastron de sa chemise en loques avaient été arrachés à coups de croc. Il était assis dans une flaque de son propre sang qui avait gelé sous lui, et fixait d’un regard vide les câbles abattus, les mains encore levées devant son visage dans une attitude de défense, les doigts pris dans une gangue de glace.

Tout autour du cadavre, on voyait des empreintes. Les empreintes d’un loup.

Avril.

A la mi-avril, les bouffées de pluie et de neige qui se succédaient en rafales font place à de franches averses, et Tarker's Mills est le théâtre d’un événement bouleversant : les premières pousses vertes jaillissent. La glace a fondu sur la mare où Matty Tellingham mène boire ses vaches ; dans les bois, là-bas derrière, les grandes plaques de neige rétrécissent. A ce qu’on dirait, la vieille et merveilleuse magie va opérer une fois de plus. Le printemps va s’amener.

En dépit de l’ombre qui pèse sur eux, les citoyens de la ville célèbrent l’événement à leur modeste façon. La vieille mère Hague prépare de pleines fournées de tartes odorantes qu’elle met à refroidir dehors sur la fenêtre. Le dimanche, à l’église baptiste de la Grâce, le révérend Lester Lowe lit un passage du cantique des cantiques et prononce un prêche sur le thème du Printemps éternel de l’Amour. Dans un registre nettement moins spirituel, Chris Wrightson, le pochard le plus invétéré de la ville, s’offre sa grande biture de printemps et disparaît en titubant dans l’irréelle clarté d’argent d’une lune d’avril déjà grosse. Billy Robertson, patron du pub, l’unique débit de boissons de Tarker's Mills, où il fait également office de barman, le regarde sortir et murmure à Elise Fournier, sa serveuse :

- Si ce loup attrape quelqu’un cette nuit, ça ne pourra être que Chris.

- Ne me parlez pas de ça, répond Elise en frissonnant.

Elise Fournier a vingt-quatre ans et elle ne manque aucun office de l’église baptiste de la Grâce (elle chante même dans la chorale) car elle est secrètement éprise du révérend Lester Lowe. Néanmoins, elle est bien décidée à quitter Tarker's Mills l’été prochain. Béguin ou pas, cette histoire de loup commence à lui faire peur. Dernièrement, l’idée qu’elle récolterait sans doute de meilleurs pourboires à Portsmouth lui a germé dans la cervelle. Et à Portsmouth, s’il y a des loups, ce ne sont jamais que des bipèdes porteurs de caban, de chemise en coton bleu ciel et de maillot rayé.

Par ces nuits où la lune grossit pour la quatrième fois de l’année, Tarker's Mills a du mal à trouver le repos… Toutefois, les journées sont plus rieuses. Chaque après-midi, au-dessus des pelouses du jardin municipal, le ciel se peuple d’une nuée de cerfs-volants.

Brady Kincaid a reçu un Vautour pour son onzième anniversaire. Il a tant de plaisir à sentir la ficelle tressauter dans son poing comme une bestiole affolée et à regarder son cerf-volant tracer des boucles dans l’azur au-dessus du kiosque à musique qu’il en a perdu toute notion du temps. Il a oublié qu’il avait promis de rentrer à l’heure pour le dîner. Il n’a pas remarqué que les autres gamins s’en allaient tour à tour en serrant précieusement leur cerf-volant sous leur bras (ils en ont de diverses formes : tétraèdres ou losanges en toile et grands planeurs à ailes d’aluminium). Il ne s’est pas aperçu qu’il était seul.

A la fin, le jour qui décline et les ombres bleues qui s’étendent lui font comprendre qu’il s’est attardé trop longtemps. D’ailleurs, la lune vient de surgir au-dessus des bois qui bordent le jardin public. C’est une pleine lune de printemps, boursouflée, couleur de feu, qui ne rappelle que de loin les disques livides de la saison précédente, mais à cela, Brady ne prend pas garde ; tout ce qu’il voit, c’est qu’il a oublié l’heure, qu’il va sûrement se faire sonner les cloches par son père… et que la nuit est en train de tomber.

Il a ri en entendant ses copains de l’école débiter des sornettes extravagantes sur le compte de ce loup-garou qui, à les en croire, aurait trucidé Arnie Westrum, Stella Randolph et le chemineau inconnu. Mais à présent, il n’a plus envie de rire. Dans ce crépuscule d’avril que la lune barbouille de sanglantes traînées de braise, ces fables lui paraissent soudain bien trop crédibles.

Il se met à enrouler à toute allure la ficelle sur son dévidoir, arrachant au ciel qui s’obscurcit son Vautour aux yeux injectés de sang. Brady va beaucoup trop vite, et subitement le vent tombe. Du coup, le cerf-volant pique du nez et disparaît de l’autre côté du kiosque à musique.

Brady se dirige vers l’endroit où il est tombé en enroulant sa ficelle au fur et à mesure et en jetant des coups d’œil inquiets par-dessus son épaule. Soudain, la ficelle se met à s’agiter et à se tortiller entre ses doigts. Le mouvement est assez semblable à celui qui anime sa canne à pêche lorsqu’il vient de ferrer une grosse pièce dans le ruisseau en amont des Moulins. Il regarde la ficelle en fronçant les sourcils, et le tiraillement s’interrompt.

Un rugissement assourdissant emplit soudain la nuit, et Brady Kincaid se met à crier. Il croit au loup-garou à présent. Oh oui ! Comme il y croit ! Mais il est trop tard et son cri est couvert par ce grondement de fauve qui s’élève en un crescendo terrifiant pour prendre la consistance d’un hurlement de loup.

Le loup se précipite vers Brady. Il court debout sur ses pattes de derrière. La lune teinte son épaisse toison d’une chaude couleur de flamme, ses yeux verts luisent comme deux lumignons et dans sa patte droite (une patte qui a la forme exacte d’une main d’homme, avec de longues griffes à la place des ongles), il tient le cerf-volant de Brady. Le Vautour agite follement ses ailes.

Brady tourne les talons et détale. Presque aussitôt, deux bras puissants et noueux se referment sur lui ; une odeur de sang et de cannelle envahit ses narines, et le lendemain on retrouve son cadavre décapité adossé au monument aux morts, le ventre ouvert, une main déjà froide crispée sur son cerf-volant.

Le Vautour bat des ailes comme s’il voulait s’envoler tandis que les hommes qui exploraient le parc à la recherche de l’enfant se détournent de cette vision d’horreur, le cœur au bord des lèvres. Le Vautour bat des ailes car une tiède brise de printemps vient de se lever. Il bat des ailes comme s’il savait que ça allait être un jour rêvé pour les cerfs-volants.

Mai.

Durant la nuit qui précède la célébration du Dimanche du Retour à l’église baptiste de la Grâce, le révérend Lester Lowe fait un horrible cauchemar dont il s’éveille en nage et tout tremblant. Son regard fixe et écarquillé est tourné vers les étroites croisées du presbytère et il discerne la forme de son église, de l’autre côté de la route. Des rayons de lune argentés pénètrent obliquement dans la chambre à travers les carreaux, et l’espace d’un instant, le révérend se figure que ce loup-garou dont les anciens parlent tout bas va se matérialiser devant lui. Ensuite il ferme les yeux et implore Jésus de lui pardonner ce coupable accès de superstition en concluant sa prière muette par le “Loué soit Jésus Notre Seigneur, amen”, que sa mère lui a enseigné de toujours proférer d’une voix audible.

Ah, ce cauchemar…

Dans son rêve, il était en train de prononcer son prêche du lendemain. Le Dimanche du Retour, qui jadis durait une semaine entière, et à l’occasion duquel tous les natifs de la ville reviennent passagèrement au bercail, est une tradition séculaire qui s’est perpétuée contre vents et marées dans les contrées rurales de la Nouvelle-Angleterre. Ce jour-là, contrairement aux autres dimanches où l’assistance est des plus clairsemées, l’église baptiste ne comporte pas un banc de libre.

En rêve, Lester Lowe prêchait avec une conviction et une ferveur qui lui font tristement défaut dans la réalité (son débit monocorde n’est sans doute pas pour rien dans la spectaculaire hémorragie de fidèles que sa paroisse a subie ces dix dernières années). Ce dimanche matin, on dirait que la flamme qui anime les prédicateurs fanatiques des églises baptistes du Sud s’est communiquée à lui, et il sent bien que ce prêche-là sera le plus beau de sa vie. Le thème en est : “La Bête est parmi nous.” Il le martèle infatigablement, vaguement interloqué par cette voix d’airain qui s’échappe de sa poitrine et par la cadence presque poétique qui résonne dans ses paroles.

- La Bête ! s’exclame-t-il. La Bête est partout ! Satan ne vous lâche pas d’une semelle ! En tout lieu, vous le rencontrerez ! Samedi soir, au bal de l’école ! En allant acheter des Marlboro et un briquet jetable à l’épicerie-bazar de Central Avenue ! Debout à la porte du drugstore Brighton, quand vous lécherez un cornet de glace en attendant l’arrivée du car de 16 h 40 pour Bangor ! La Bête sera peut-être assise sur la chaise voisine de la vôtre au prochain concert en plein air de l’orphéon municipal, ou alors vous la trouverez installée au comptoir, occupée à se goinfrer de tartes aux airelles la prochaine fois que vous irez prendre un café au snack-bar de Main Street ! La Bête ! gronde-t-il d’une voix basse et vibrante. (Les regards de ses auditeurs sont rivés sur lui, subjugués. Il les tient dans le creux de sa main.) Défiez-vous de la Bête car elle vous enjôlera de ses sourires mielleux en contrefaisant l’apparence de votre voisin, mais ô mes frères ! ses dents sont acérées et vous la reconnaîtrez peut-être à son regard fuyant et trouble. A l’heure présente, la Bête est ici, parmi nous, à Tarker's Mills. La Bête va…

Mais il laisse sa phrase en suspens… et toute son éloquence le fuit, car il se passe une chose abominable dans son église inondée de soleil : ses paroissiens se transforment ! Avec une horreur sans nom, il comprend que tous les fidèles agglutinés dans son église, et ils sont bien près de trois cents en ce Dimanche du Retour, sont en train de se transformer en loups-garous. Victor Bowle, le chef échevin, ce gros homme aux chairs blêmes et flasques… voilà que sa peau se basane, prend la consistance du cuir, se couvre d’un sombre pelage ! Miss Violet MacKenzie, le professeur de piano… son anguleuse carcasse de vieille fille prend de l’ampleur, son long nez pointu s’aplatit, s’épate en mufle ! Elbert Freeman, l’obèse professeur de sciences naturelles, semble devenir encore plus obèse ; les coutures de son costume bleu luisant d’usure éclatent l’une après l’autre et il en jaillit des tortillons de poils pareils au crin qui s’échappe d’un vieux sofa défoncé ! Ses lèvres épaisses et charnues se retroussent d’une manière obscène, révélant des dents aussi grosses que des touches de piano !

Dans son rêve, le révérend Lowe veut crier : “La Bête !” mais les mots s’arrêtent dans sa gorge et il s’éloigne de la chaire à reculons, épouvanté, en apercevant Cal Blodwin, son diacre, qui se dirige vers lui le long de l’allée centrale, grondant et titubant, le cou grotesquement tordu, une pluie de pièces et de billets s’abattant du plateau de quête qu’il serre encore dans sa main droite. Violet MacKenzie bondit sur lui et ils roulent ensemble sur l’allée, mordant et griffant, avec des jappements stridents qui sont proches de la voix humaine.

D’autres se joignent à la mêlée, et bientôt le tintamarre est aussi assourdissant que celui qui emplit un zoo à l’heure du repas des fauves. Le révérend Lowe se met à vociférer d’une voix aux accents extatiques : “La Bête ! La Bête est là ! La Bête est partout ! Elle est partout ! Partout ! Partout !” Mais cette voix n’est plus la sienne ; elle s’est muée en un grondement inarticulé. Il abaisse son regard, s’aperçoit que les mains qui dépassent des manches du costume noir qu’il ne revêt que pour les grandes occasions se sont transformées en pattes griffues…

Et là-dessus, il se réveille.

Ce n’était qu’un rêve ! songe-t-il en se laissant retomber en arrière sur son oreiller. Dieu merci, ce n’était qu’un rêve…

Mais ce matin-là (le matin du Dimanche dit Retour, qui est aussi le lendemain de la pleine lune), ce n’est pas un rêve qu’il trouve en face de lui en ouvrant le portail de son église, mais un cadavre au ventre béant étalé en travers de la chaire. C’est celui de Clyde Corliss, l’homme de peine qui assure l’entretien de l’église et de la sacristie depuis bien des années. Son balai-brosse est posé contre le mur à quelques pas de là.

Le rêve n’a rien à voir dans tout cela, quelque désir que puisse en avoir le révérend. Sa bouche s’ouvre. II n’émet d’abord qu’une sorte de râle étranglé ; ensuite, il se met à hurler.

Le printemps est de retour. Cette année, il a amené la Bête dans ses bagages.

Juin.

C’est la nuit la plus brève de l’année. Alfie Knopfler, propriétaire gérant du Chat and Chew, l’unique cafétéria de Tarker's Mills, a retroussé les manches de sa chemise blanche au-dessus de ses avant-bras tatoués et musculeux et il astique énergiquement son long comptoir en Formica. Pour l’heure, l’établissement est rigoureusement vide. Son ménage terminé, Alfie s’octroie une petite pause et laisse son regard errer en direction de la rue. C’est par une nuit d’été odorante en tout point pareille à celle-ci qu’il a jadis perdu son pucelage. Sa partenaire était Arlene McCune, qui a épousé depuis un des jeunes avocats les plus en vue de Bangor. Elle se nomme à présent Arlene Bessey. Elle s’était sacrément démenée cette nuit-là sur la banquette arrière de la voiture d’Alfie. Et qu’est-ce que ça embaumait, bon Dieu !

La resplendissante clarté de la lune pénètre par l’embrasure de la porte va-et-vient. Alfie se figure que le manque de clients vient de ce que la Bête est censée rôder par les nuits de pleine lune, mais quant à lui, il n’éprouve ni crainte ni inquiétude. Il n’a pas peur parce qu’il fait ses quatre-vingt-quinze kilos, et que ses kilos se composent encore pour la majeure part de muscles solides qu’il a acquis du temps qu’il était dans la Marine. Et il n’est pas inquiet parce qu’il sait bien que les habitués seront tous là demain matin de bonne heure pour déguster leurs œufs au plat accompagnés de pommes de terre finement râpées et frites, le tout arrosé de café noir. Il se dit qu’il va peut-être fermer un peu plus tôt que d’habitude, débrancher le percolateur, tirer le rideau de fer, passer prendre un pack de six bières à la supérette d’à côté et se payer une petite toile au drive-in. Une belle soirée de juin illuminée de lune… C’est idéal pour regarder un film en sifflant quelques bières et en se remémorant d’anciennes conquêtes, qui toutes eurent pour cadre ce même drive-in.

Alfie esquisse un mouvement en direction du percolateur mais à cet instant précis, la porte s’ouvre. Résigné, il fait volte-face.

- Tiens ! Comment ça va ? s’exclame-t-il, un peu interloqué.

L’homme qui vient d’entrer fait partie de son noyau d’habitués, mais il se pointe rarement passé dix heures du matin.

Le client salue Alfie d’un signe de tête, et ils échangent quelques propos enjoués.

- Café ? propose Alfie tandis que le client pose ses fesses sur la moleskine rouge d’un des tabourets capitonnés qui s’alignent devant le comptoir.

- Oui, volontiers.

Bah, songe Alfie en se dirigeant à nouveau vers son percolateur, j’arriverai toujours à temps pour la seconde partie du programme. Étant donné la mine qu’il a, ça m’étonnerait qu’il s’éternise. Il doit être bien fatigué. Ou alors c’est qu’il couve quelque chose. J’aurai largement le temps de…

Une stupeur incrédule balaye la suite de ses pensées, et il reste bouche bée, complètement ahuri. Comme tout le reste de l’établissement, le percolateur est d’une propreté immaculée et dans son flanc rebondi dont l’acier chromé reflète tout avec l’exactitude d’un miroir, Alfie assiste à un spectacle aussi incroyable qu’affreux. Son client, cet homme qu’il voit tous les jours, que l’entière population de Tarker's Mills voit tous les jours, subit une hideuse métamorphose. Les traits de son visage changent de forme, ils s’élargissent, épaississent comme sous l’effet de quelque monstrueuse fusion. Sa chemise de toile gonfle, gonfle… Soudain, les coutures de la chemise craquent, et absurdement les images d’un feuilleton télé que son neveu Ray aimait par-dessus tout lorsqu’il était gamin se bousculent dans l’esprit hagard d’Alfie Knopfler. Le feuilleton s’appelait L’incroyable Hulk.

La figure inoffensive et anodine du client prend l’aspect d’un mufle bestial. Ses yeux d’un brun liquide s’éclaircissent, deviennent d’un horrible vert iridescent. Il pousse un cri aigu qui tout à coup se brise, dégringole de plusieurs octaves comme un ascenseur qui choit brutalement dans le vide et se mue en un grondement de fauve caverneux.

La créature, monstre ? loup-garou? quel nom lui donner?, pose une patte tâtonnante sur le comptoir et renverse une saupoudreuse à sucre. La patte se referme sur le cylindre de verre épais qui roule sur le Formica lisse en laissant dans son sillage une ligne de poudre blanche et, rugissant toujours, la créature lance le sucrier contre le tableau mural sur lequel de grandes feuilles manuscrites annonçant les spécialités du jour sont fixées par des rectangles de chatterton.

Alfie virevolte brusquement, heurtant le percolateur de la hanche. La lourde machine se décroche de son support et s’écrase au sol avec fracas, aspergeant les chevilles d’Alfie d’un jet de café bouillant. Alfie pousse un cri de douleur. Et de terreur. Car Alfie a peur, à présent. Il a oublié ses quatre-vingt-quinze kilos et les muscles solides qu’il a acquis dans la Marine, il a oublié son petit neveu Ray, il a oublié la partie de jambes en l’air avec Arlene McCune sur la banquette arrière de sa voiture. Il ne reste plus que la Bête qui gronde de l’autre côté du comptoir, telle une de ces abominables créatures du cinéma d’épouvante qui aurait soudain jailli de l’écran du drive-in.

La Bête bondit sur le comptoir avec une agilité terrifiante. Sa chemise est en lambeaux, et Alfie perçoit le son des clés et des pièces de monnaie qui s’entrechoquent au fond des poches de son pantalon déchiqueté.

La créature se jette sur Alfie. Il veut faire un saut de côté pour l’éviter, mais il bute sur le percolateur et s’étale de tout son long sur le linoléum bordeaux. Un rugissement tonitruant l’assourdit, il sent un flot d’haleine jaune contre sa nuque, puis une terrible douleur rouge au moment où les crocs de la Bête s’enfoncent dans ses deltoïdes et remontent vers l’épaule avec une force inouïe. Un grand geyser de sang éclabousse le sol, le comptoir, le gril.

Alfie se relève en chancelant. Le sang s’écoule à gros bouillons de l’énorme brèche de son dos. Il voudrait hurler, mais sa gorge n’émet aucun son. La lumière blanche et étincelante de la pleine lune d’été qui entre à flots par les fenêtres l’empêche de distinguer quoi que ce soit.

A nouveau, la Bête se jette sur lui.

L’aveuglante clarté de la lune est la dernière vision d’Alfie.

Juillet.

Ils ont supprimé le 4 Juillet !

Les membres de la famille Coslaw se montrent extraordinairement peu compatissants quand Marty leur fait part de son indignation. Sans doute ne mesurent-ils pas toute l’étendue de sa peine.

- Ne sois pas bête, lui dit sa mère d’un ton sec.

Elle est souvent brusque avec lui, et lorsqu’elle éprouve le besoin de s’expliquer à elle-même cette brusquerie, elle se dit qu’elle ne va tout de même pas jouer les mères poules avec son fils pour la seule raison qu’il est infirme et qu’il restera cloué dans un fauteuil roulant jusqu’à la fin de ses jours.

- Tu verras, l’an prochain ça n’en sera que meilleur, lui dit son père en lui assenant une claque vigoureuse sur l’épaule. Deux fois meilleur, bon sang de bois ! Tu verras, bonhomme ! Eh, eh !

Herman Coslaw enseigne l’éducation physique à l’école communale de Tarker's Mills et lorsqu’il s’adresse à son fils, il adopte presque toujours un ton artificiellement jovial. En lui-même, Marty a trouvé un nom à ce phénomène : il se dit que son père prend “sa voix de Grand Copain”. Herman Coslaw émaille en outre sa conversation de nombreux “eh, eh !”. Pour tout dire, son fils le met un peu mal à l’aise. Herman vit dans un univers peuplé de gamins qui s’adonnent à toutes sortes d’exercices violents, font la course, tapent comme des sourds sur des balles de base-ball, nagent des quatre fois cent mètres en crawl, et, du milieu de ce remue-ménage perpétuel qu’il est chargé de chapeauter, il lui arrive de lever les yeux et d’apercevoir Marty qui l’observe, assis dans son fauteuil roulant à quelque distance de là. Cela met Herman Coslaw mal à l’aise, et quand il est mal à l’aise, il prend sa voix bourrue de “Grand Copain”, profère quantité de “eh, eh !” et de “bon sang de bois” et appelle Marty “bonhomme”.

- Ah, ah ! Eh bien comme ça, pour une fois, tu seras privé de quelque chose qui te faisait envie ! s’écrie Katie, la sœur aînée de Marty, quand ce dernier essaye de lui dire combien il rêvait de cette soirée, quelle fête il se faisait à l’avance, comme tous les ans, des bouquets de lumières multicolores qui allaient éclore au ciel au-dessus du parc municipal, des grandes lueurs éblouissantes suivies de déflagrations roulantes dont l’écho va se perdre au loin dans les collines qui enserrent la ville.

Katie a treize ans, trois ans de plus que Marty, et elle est persuadée que si son frère est l’objet de tant d’attentions de la part de tout le monde, c’est pour la seule et unique raison qu’il n’a pas l’usage de ses jambes. L’annulation du feu d’artifice du 4 Juillet, elle en est ravie.

Même le grand-père Coslaw, qui en temps normal déborde de sollicitude envers Marty, ne s’était pas laissé émouvoir.

- Voyons, mon bedit, berzonne n’a zupprimé le 4 Chuillet ! lui avait-il dit avec son accent slave à couper au couteau.

C’était arrivé le 2 juillet, quarante-huit heures plus tôt. Le vieux père Coslaw prenait le frais sur la véranda, un verre de schnaps à la main, et s’abîmait dans la contemplation de la pelouse qui descend en pente douce vers le petit bois, lorsque Marty avait franchi en vrombissant la porte-fenêtre à bord de son fauteuil électrique.

- Ils ont juste annulé le feu d’artifice, et tu sais bien pourquoi.

Marty savait pourquoi, bien sûr. C’était à cause du tueur. Les journaux l’avaient baptisé “le Tueur de la pleine lune”, et il aurait fallu que Marty soit sourd pour ne pas saisir au vol quelques-unes des folles rumeurs qui s’étaient mises à circuler à l’école, bien avant le début des vacances d’été. D’après les élèves qui les colportaient, le Tueur de la pleine lune n’était pas un être humain, mais une créature surnaturelle, un genre de loup-garou. Marty n’y croyait guère. Les loups-garous, c’est juste bon pour les films d’horreur. Par contre, il lui semblait tout à fait plausible que Tarker's Mills puisse abriter un de ces dingues qui éprouvent une envie de meurtre irrépressible chaque fois que la lune est pleine. En tout cas, c’était pour cela que la municipalité avait décrété son sale couvre-feu pourri qui avait entraîné l’annulation du feu d’artifice.

Au mois de janvier, lorsque Marty restait assis dans son fauteuil roulant, le nez collé aux vitres de la porte-fenêtre à regarder le vent soulever de grands voiles de neige au-dessus du gazon encroûté de givre, ou qu’il se tenait debout derrière l’imposte de la porte de devant, immobilisé par la lourde gangue d’acier de ses prothèses verrouillées, et observait les autres mioches en train d’escalader le flanc enneigé de la colline de Wright en traînant leur luge derrière eux, la seule idée du 4 Juillet suffisait à le consoler. Il imaginait déjà la tiède nuit d’été, le Coca glacé au creux de sa paume, les roses de feu s’épanouissant sur le ciel d’encre, les grands soleils tournoyants, le drapeau américain formé de chandelles romaines.

Et voilà qu’à présent ils ont annulé le feu d’artifice ! Qu’on lui dise tout ce qu’on voudra, Marty ne peut pas s’empêcher d’y voir une manière d’abolition du 4 Juillet lui-même, de son 4 Juillet à lui.

Seul son oncle Al, qui a débarqué à la fin de la matinée pour déguster en famille le repas de saumon cuit et froid accompagné de salade de petits pois frais sans lequel il n’est pas de 4 Juillet digne de ce nom en Nouvelle-Angleterre, a fait preuve envers lui d’une certaine compréhension. Il a écouté Marty avec attention, debout sur la véranda, le maillot de bain trempé qu’il portait pour tout vêtement gouttant sur les dalles d’ardoise. C’était juste après le déjeuner, et les autres membres de la famille Coslaw étaient occupés à batifoler dans leur piscine neuve, de l’autre côté de la maison.

Marty a achevé son explication, ensuite il a levé sur son oncle Al un regard plein d’espérance.

- Tu vois ce que je veux dire ? Tu saisis, oncle Al ? Contrairement à ce que prétend Katie, ça n’a rien à voir avec mon infirmité, et ce n’est pas non plus que je place mon patriotisme dans le feu d’artifice, comme pépé se l’imagine. C’est simplement que, quand on a attendu si longtemps quelque chose, on se dit qu’il n’est pas… pas normal que Victor Bowle et tous ces débiles du conseil municipal puissent vous le souffler comme ça sous le nez. Surtout quand ce quelque chose-là est d’une importance vraiment vitale. Tu comprends ?

L’oncle Al médita longtemps sans rien dire sur les questions de Marty. Celui-ci était au supplice. Pendant que le silence s’éternisait, il entendit le plongeoir qui vibrait bruyamment au-dessus du grand bain de la piscine familiale et la voix joviale de son père qui beuglait : “Il était beau, celui-là, Katie ! Eh, eh ! Rudement beau !”

Ensuite, d’une voix très douce, son oncle Al déclara :

- Bien sûr que je comprends. Et j’ai quelque chose pour toi, je crois. Tu vas peut-être pouvoir t’offrir ton 4 Juillet personnel.

- Mon 4 Juillet personnel ? Qu’est-ce que tu entends par là ?

- Viens, Marty, allons à ma voiture, j’ai quelque chose qui… enfin, tu verras, quoi.

Avant que Marty ait eu le temps de lui poser de nouvelles questions, l’oncle Al s’éloigna à grands pas le long de l’allée cimentée qui mène devant la maison.

Marty s’engagea à son tour sur l’étroite bande de ciment et se dirigea vers l’entrée de l’allée carrossable, laissant derrière lui le tintamarre qui s’élevait de la piscine, le claquement des corps frappant l’eau, la vibration sonore du plongeoir, les éclats de rire, et la grosse voix de “Grand Copain” de son père. Le fauteuil roulant émettait ce bourdonnement bas et monotone auquel Marty est tellement habitué qu’il n’y fait plus guère attention, pas plus qu’au cliquetis métallique de ses prothèses. Toute sa vie, ces sons ont été la musique de ses mouvements.

La voiture de l’oncle Al était une Mercedes décapotable au profil bas et aérodynamique. Marty n’ignorait pas que ses parents voyaient la Mercedes d’un mauvais œil. “Ce n’est jamais qu’un engin de mort à vingt-huit mille dollars” : c’est ainsi que sa mère l’avait qualifiée un jour, en soulignant sa déclaration d’un reniflement méprisant. Mais pour sa part, Marty adorait cette voiture. Une fois, son oncle Al l’avait emmené faire une balade le long des petites routes de campagne qui forment un lacis compliqué autour de Tarker's Mills. Ils avaient roulé à fond de train. L’oncle Al était monté à 110, peut-être même 130. Il avait refusé de répondre quand Marty lui avait demandé à quelle vitesse ils allaient. “Vaut mieux que tu ne le saches pas, sans quoi tu auras la frousse”, avait-il dit. Mais Marty n’avait pas eu peur. Il avait tellement ri qu’il en avait encore mal au ventre le lendemain.

Marty vit que l’oncle Al fourrageait dans la boîte à gants de la Mercedes tandis qu’il roulait vers lui. Lorsque le fauteuil roulant s’arrêta à sa hauteur, il posa un petit paquet entouré de cellophane en travers des cuisses atrophiées du garçonnet.

- Et voilà, mon grand, lui dit-il. Joyeux 4 Juillet !

Marty remarqua d’abord que l’étiquette du paquet était couverte d’exotiques caractères chinois. Ensuite il vit ce qu’il contenait, et il éprouva un pincement au cœur. Le paquet en cellophane était plein de pièces d’artifice.

- Ces petits cônes sont des feux de Bengale, expliqua l’oncle Al.

Littéralement abasourdi de bonheur, Marty remua les lèvres pour parler, mais il n’émit aucun son.

- Tu allumes la mèche, tu les poses par terre et ils projettent autant de lumières différentes qu’il y en a dans le souffle d’un dragon. Ces tubes au bout des minces baguettes sont des fusées. Tu les allumes, tu les places dans une bouteille de Coca vide et elles décollent. Les tout petits sont des fontaines argentées. Il y a aussi une paire de chandelles romaines et, bien entendu, un étui de pétards. Mais pour ce qui est des pétards, tu ferais mieux d’attendre jusqu’à demain.

L’oncle Al lança un regard en direction de la piscine.

- Merci ! parvint enfin à articuler Marty. Merci, oncle Al !

- Tout ce que je te demande, c’est de ne dire à personne où tu les as eus. Motus et bouche cousue, d’accord ?

- D’accord ! D’accord ! bredouilla Marty. Mais tu es sûr qu’ils ne te manqueront pas, oncle Al ?

- Je sais où m’en procurer d’autres, dit l’oncle Al. Je connais un gars qui en vend à Bridgton. Il fera des affaires jusqu’au soir (1). (L’oncle Al posa une main sur la tête de son neveu.) Quand ils seront tous au lit, fais-toi ton petit 4 Juillet à toi. Mais ne te sers pas des pétards, tu ameuterais tout le quartier. Et pour l’amour du ciel, ne va pas t’arracher la main, sans quoi ma chère sœur ne m’adressera plus jamais la parole.

Là-dessus l’oncle Al éclata de rire, s’installa au volant et fit rugir le moteur de la Mercedes. Il porta deux doigts à sa tempe en guise de salut et démarra en trombe avant que Marty ait eu le temps de bredouiller les paroles de remerciement qui se pressaient à ses lèvres. Marty regarda la Mercedes s’éloigner en refrénant à grand-peine une envie de pleurer. Ensuite, il fourra le paquet en cellophane sous sa chemise et remonta l’allée en vrombissant. Il franchit la porte-fenêtre et se rendit directement dans sa chambre. Il lui tardait déjà qu’il fasse noir et que toute la famille soit endormie.

Ce soir-là, Marty est le premier couché. Sa mère vient lui dire bonne nuit. Elle l’embrasse sur les deux joues avec sa brusquerie coutumière, en évitant de regarder ses jambes qui dessinent sous le drap la forme de deux frêles baguettes.

- Tout va bien, Marty ? demande-t-elle.

- Oui, m’man.

Sa mère hésite, comme si elle allait dire quelque chose, mais en fin de compte, elle se borne à hocher légèrement la tête avant de se retirer.

Katie entre dans la chambre à son tour. Elle n’embrasse pas Marty. Elle approche simplement sa tête de son visage, si bien que Marty peut sentir l’odeur de chlore dont ses cheveux sont imprégnés tandis qu’elle lui murmure à l’oreille :

- Tu vois, Marty, tu ne peux pas toujours avoir ce que tu veux rien que parce que tu es infirme !

- J’en ai peut-être eu plus que tu ne crois, dit Marty à mi-voix, et Katie le dévisage un moment avec de petits yeux soupçonneux avant de s’en aller.

Le père de Marty vient en dernier et il s’assied au bord du lit.

- Alors, bonhomme, tout va comme tu veux ? lui demande-t-il de sa voix bourrue de “Grand Copain”. Tu t’es couché tôt, dis donc. Rudement tôt.

- C’est juste que je suis un peu fatigué, papa.

- Ah bon. (Il tapote une des cuisses atrophiées de Marty de sa grosse main, grimace instinctivement et se relève en toute hâte.) Navré pour le feu d’artifice, mais l’an prochain tu m’en diras des nouvelles ! Eh, eh ! Youp-la-boum !

Marty sourit dans son for intérieur.

Après quoi il se met à attendre que le reste de la maisonnée se décide à aller au lit. Ça n’en finit pas de durer. La télé jacasse sans trêve dans la salle de séjour, et les éclats de rire préenregistrés sont fréquemment augmentés des pépiements ravis de Katie. Dans les vécés attenants à sa chambre, le grand-père Coslaw actionne la chasse d’eau avec un bruit de cataracte. La mère de Marty est pendue au téléphone. Elle souhaite à son interlocuteur un joyeux 4 Juillet. Oui, dit-elle, c’est bien triste que le feu d’artifice n’ait pas pu avoir lieu ; mais vu les circonstances, elle voit mal comment il aurait pu en aller autrement. Oui, Marty a été tout désappointé, évidemment. A un moment, vers la fin de la conversation, Mrs Coslaw s’esclaffe et il n’y a pas le moindre soupçon de brusquerie dans son rire. Elle ne rit pour ainsi dire jamais en présence de Marty.

A intervalles réguliers, tandis que les aiguilles de son réveil se traînent languissamment de 7 h 30 à 8, puis 9 heures, Marty glisse une main sous son oreiller pour s’assurer que le paquet en cellophane est toujours là. Sur le coup de 9 h 30, alors qu’une lune déjà haute s’encadre dans le panneau supérieur de la fenêtre et baigne la chambre de Marty de sa lumière argentée, la maison commence enfin à s’apaiser peu à peu.

La télé se tait brusquement et Katie se résigne à aller au lit en protestant que tous ses copains ont le droit de veiller tard pendant l’été. Après son départ, les parents de Marty restent encore un moment dans le salon. Marty ne perçoit de leur conversation qu’une suite de murmures étouffés. Après cela…

… Après cela, il s’est peut-être bien assoupi, car lorsqu’il palpe à nouveau son fabuleux paquet de feux d’artifice, il s’aperçoit que la maison est plongée dans un complet silence et que l’éclat de la lune est désormais assez intense pour que les objets projettent des ombres. Il sort le précieux paquet de sa cachette, ainsi que la pochette d’allumettes qu’il a chipée durant l’après-midi. Il rentre les pans de sa veste de pyjama dans son pantalon, fourre le paquet et la pochette à l’intérieur de la veste, et entreprend de s’extirper de son lit.

C’est une opération complexe, mais qui n’a rien de douloureux, contrairement à ce que la plupart des gens semblent croire. Ses jambes, rigoureusement insensibles, ne peuvent le faire souffrir en aucune façon. Il s’accroche d’une main à la barre supérieure du lit, se hisse lentement sur son séant et fait passer une jambe, puis l’autre, au-dessus du sol. De son autre main, il saisit la rampe d’aluminium scellée au mur qui part de son lit et fait tout le tour de la chambre. Un jour, il avait essayé de soulever ses jambes à deux mains et il était tombé cul par-dessus tête sur le plancher. Le fracas de sa chute avait fait accourir toute la maisonnée. “Sale petit frimeur !” lui avait soufflé sa sœur avec férocité après qu’on l’eut fait asseoir dans son fauteuil, un peu sonné mais secoué par un fou rire irrépressible en dépit de son front contusionné et de sa lèvre fendue. “Tu veux te tuer, hein ? C’est ça que tu veux, dis ?” avait ajouté Katie, sur quoi elle avait fondu en larmes et s’était ruée hors de la chambre.

Une fois assis au bord du lit, il s’essuie les mains sur le devant de sa veste de pyjama afin qu’elles soient bien sèches et ne risquent pas de glisser. Puis il se hisse jusqu’à son fauteuil en faisant passer successivement une main, puis l’autre le long de la rampe. Ses jambes, aussi inutiles que celles d’une poupée de son, traînent derrière lui sur le plancher. L’éclat de la lune est tel que son ombre se découpe sous lui avec des contours absolument nets.

D’un mouvement sûr et léger, Marty se propulse sur le siège de son fauteuil roulant, qui est en position d’arrêt. Il s’accorde quelques instants de repos et reprend sa respiration en écoutant le grand silence de la maison. Ne te sers pas des pétards, tu ameuterais tout le quartier, lui a dit l’oncle Al, et en écoutant ce silence, Marty comprend qu’il avait raison. Il va s’offrir son petit 4 Juillet en douce et à l’insu de tout le monde. Demain, en apercevant les restes calcinés des feux de Bengale et des fontaines argentées sur les dalles de la véranda, ils sauront tout, mais à ce moment-là, ça n’aura plus d’importance. Ils projettent autant de lumières différentes qu’il y en a dans le souffle d’un dragon, a dit l’oncle Al. Mais Marty se figure qu’aucune loi n’interdit à un dragon de cracher des flammes, pourvu qu’il le fasse discrètement.

Il desserre le frein à main qui bloque les roues de son fauteuil et enclenche la commande de marche. Le voyant qui indique que sa batterie est chargée troue la pénombre de son petit œil d’ambre. Marty enfonce la touche RIGHT TURN, et le fauteuil oblique docilement vers la droite. Une fois qu’il fait face à la porte de la véranda, il enfonce la touche FORWARD et le fauteuil s’ébranle en bourdonnant tout bas.

Marty tire le verrou de la porte-fenêtre, enfonce à nouveau la touche FORWARD et sort sur la véranda.

Arrivé dehors, il défait l’emballage de son précieux paquet de feux d’artifice, puis il reste un moment immobile, captivé par la nuit d’été, la stridulation assourdie des grillons, la brise parfumée qui agite imperceptiblement les frondaisons à la lisière des bois, la lune presque irréelle qui nimbe tout de sa clarté radieuse.

Marty n’en peut plus d’attendre. Il sort un serpenteau du paquet, en allume la mèche et le regarde, pétrifié, béat, tandis qu’il jette autour de lui une profusion d’étincelles vertes et bleues, puis grossit magiquement et crache des flammes par la queue en déroulant ses anneaux.

Le 4 Juillet ! se dit Marty, les yeux pleins de lumière. Mon 4 Juillet à moi ! Joyeux 4 Juillet, Marty !

La flamme vive du serpenteau décline, vacille, puis s’éteint. Marty allume un de ses feux de Bengale en forme de pyramide. Il produit une phosphorescence qui est du même jaune criard que le tee-shirt fétiche que Mr Coslaw revêt toujours pour aller jouer au golf. Avant qu’il se soit éteint, Marty en allume un second, et celui-ci exhale une flamme d’un pourpre délicat semblable à celui des roses que Mrs Coslaw a plantées au pied de la clôture de pieux qui entoure la piscine. A présent, la nuit s’est emplie d’une délicieuse odeur de poudre qui s’évanouira peu à peu dans la brise.

D’un geste machinal, Marty tire ensuite de son paquet l’étui plat qui contient un chapelet de cinq pétards. Ce n’est qu’après l’avoir ouvert qu’il se rend compte qu’il était à deux doigts de commettre l’irréparable. Si jamais il avait été jusqu’à la mise à feu, le crépitement de mitraillette de ces sacrés pétards aurait réveillé tout le voisinage et provoqué un charivari de tous les diables. Sans parler d’un certain garçon de dix ans du nom de Marty Coslaw qui aurait été en disgrâce au moins jusqu’à Noël.

Marty repousse les pétards. Il plonge une main dans le paquet avec jubilation et en ramène un feu de Bengale de très gros calibre, qui serait sûrement apte à concourir pour le titre mondial de champion des Feux de Bengale, catégorie poids lourd. Il est presque aussi gros que le poing de Marty, lequel procède à sa mise à feu avec un mélange de délectation et d’effroi.

Une lueur de fournaise, éclatante et rouge, illumine la nuit ; c’est dans sa lumière mouvante et brasillante que Marty discerne un mouvement dans les fourrés qui bordent la lisière des bois, en contrebas de la véranda. Ensuite, une sorte de toussotement, ou de feulement, étouffé se fait entendre, et la Bête surgit.

Un moment, elle reste debout à l’orée du gazon, le mufle dressé, comme pour humer l’air. Puis elle entreprend de gravir d’un pas lourd et lent la pente légère qui conduit à la véranda sur laquelle Marty est assis, les yeux écarquillés, le dos rencogné contre le dossier en grosse toile de son fauteuil roulant. La Bête a le buste penché en avant, mais hormis cela, elle marche incontestablement debout sur ses pattes de derrière, à la façon d’un bipède, à la façon d’un être humain. Les lueurs rougeoyantes du feu de Bengale font danser des flammes démoniaques dans ses yeux verts.

Elle progresse sans hâte, fronçant et défronçant rythmiquement ses larges narines. Elle a flairé une proie, et son odorat lui annonce sans doute qu’il s’agit d’une proie sans défense. Son odeur parvient à Marty : une âcre senteur de fauve, de pelage humide, de suint. Elle émet un grondement et retrousse ses babines charnues, couleur de foie cru, découvrant une double rangée de larges crocs effilés. Sa toison est teintée d’un pâle rouge aux reflets d’argent.

Au moment où la Bête parvient à la hauteur de Marty, et où ses pattes griffues si semblables à des mains humaines se tendent vers sa gorge, le garçonnet se rappelle soudain son étui de pétards. Sans même y réfléchir, il gratte une allumette et l’approche de la mèche collective. Elle se consume en un éclair, formant une fine ligne de feu qui roussit le duvet léger du dos de sa main. Désemparé, le loup-garou fait un pas en arrière en émettant un grognement interrogateur (le grognement, tout comme ses pattes, a quelque chose de très humain), et Marty lui lance le chapelet de pétards à la figure.

Ils explosent en une bruyante pétarade, avec d’aveuglantes fulgurations. La Bête pousse un horrible rugissement de rage et de souffrance et elle recule maladroitement en battant frénétiquement l’air de ses pattes pour essayer de se protéger de cette pluie d’étincelles et de minuscules brandons qui lui pénètrent dans les chairs. Quatre pétards explosent d’un coup avec un formidable bruit de tonnerre à quelques centimètres de son mufle, et Marty voit un de ses yeux verts luminescents s’éteindre comme une flamme de chandelle. A présent, la créature pousse des hurlements de douleur. Elle se laboure la face de ses griffes en meuglant pitoyablement et à l’instant où les premières lumières paraissent aux fenêtres de la maison des Coslaw, elle tourne les talons, dévale la pente de la pelouse en bondissant et disparaît dans les bois, ne laissant derrière elle qu’une piquante odeur de poil brûlé. Des exclamations et des cris affolés fusent de la maison.

- Mais qu’est-ce qui se passe ? crie la voix de Mrs Coslaw, avec des accents dont toute brusquerie est décidément absente.

- Qui est-ce qui fait ce raffut, bon Dieu ? vocifère Mr Coslaw d’une voix qui n’a pas grand-chose à voir avec sa voix de “Grand Copain”.

- MARTY ? fait Katie d’une voix tremblante, dans laquelle il n’y a pas la plus petite ombre de méchanceté. Marty, tu n’as rien ?

Le grand-père Coslaw a dormi comme un bienheureux tout au long de ce concert de détonations et de cris.

Marty se laisse retomber contre le dossier de son fauteuil tandis que la lueur rouge du feu de Bengale géant décline peu à peu. A présent, elle a pris la teinte pâle et délicate d’une aurore qui point à peine au ciel.

Le garçonnet est bien trop secoué pour pouvoir pleurer. Toutefois, le choc qu’il éprouve n’est pas entièrement funeste. Demain, ses parents l’expédieront à Stowe, dans le Vermont, chez son oncle Jim et sa tante Ida, où il demeurera jusqu’à la fin des vacances d’été (les policiers chargés de l’enquête leur donneront raison d’agir ainsi, car pour eux, l’hypothèse que le Tueur de la pleine lune essaye à nouveau d’attenter à la vie de Marty afin de le faire taire ne saurait être exclue). N’empêche qu’il éprouve aussi une profonde exultation, et que l’exultation l’emporte en lui sur l’horreur. Il a aperçu la face abominable de la Bête et il est encore vivant. Et il y a aussi cette joie simplette, enfantine et secrète qui lui gonfle le cœur, une joie dont il ne pourra jamais faire part à personne, pas même à son oncle Al, le seul être qui serait susceptible de la comprendre. La joie d’avoir eu droit malgré tout à ce feu d’artifice dont il rêvait tant.

Et tandis que ses parents se livraient à d’interminables ruminations en se posant mille questions sur les dégâts que cette affreuse mésaventure avait pu occasionner dans les tréfonds de son inconscient, Marty Coslaw acquit l’intime conviction qu’il avait vécu là le plus beau 4 Juillet de sa vie.

Note du chapitre :

(1) Contrairement à celui des armes à feu, le commerce des pièces d’artifice est rigoureusement prohibé dans la plupart des États américains, et elles se vendent sous le manteau.

Août.

- Sûr que je pense que c’est un loup-garou! déclare le constable Neary.

Il a parlé trop fort, comme par hasard, mais le hasard fait parfois bien les choses, et toutes les conversations s’arrêtent brusquement dans le salon de coiffure Stan’s. Le mois d’août le plus torride qu’on ait connu à Tarker's Mills depuis bien des années vient d’entrer dans sa troisième semaine. Ce soir, le cycle de la lunaison touche à son terme et toute la ville retient son souffle.

Le constable Neary, qui trône dans le fauteuil central, celui où Stan Pelsky officie en personne, parcourt son auditoire des yeux avant de renouer le fil de son discours. Il parle avec importance, du ton docte et sentencieux d’un homme qui a poussé l’instruction jusqu’au brevet de fin d’études secondaires, même s’il le doit plus à la carrure imposante qui lui a permis de réaliser un nombre respectable de touchés au sol pour le compte de l’équipe de football du lycée qu’à ses performances scolaires proprement dites (il restait généralement cantonné dans les “D”, avec quelques “C” de-ci, de-là).

- Y a des gars qui sont comme deux personnes en une, si vous voulez, explique-t-il. Leur personnalité est double, voyez. Y a un nom pour ça, d’ailleurs. Ça s’appelle de la schizophrénie.

Il marque un arrêt pour savourer le silence respectueux que ce vocable ronflant ne peut manquer de susciter, ensuite il continue :

- Eh bien à mon avis, c’est à un de ces putains de schizophrènes qu’on a affaire. Quand la lune est pleine, il s’en va égorger quelqu’un, mais je ne crois pas qu’il soit conscient de ce qu’il fait. Il pourrait être le premier Tartempion venu. Il est peut-être caissier à la banque d’à côté, ou pompiste dans une des stations-service de la voie d’accès à l’autoroute. Peut-être même qu’il est ici, parmi nous, en ce moment. Si vous me demandez s’il s’agit d’un monstre dans le sens qu’il dissimule une bestialité foncière sous un aspect parfaitement normal, là, d’accord, ça ne fait pas un pli. Par contre, vous n’irez pas me faire croire qu’il peut s’agir d’un gus à qui il pousse des poils et qui se met à hurler à la lune. Non. Ce genre de conneries, c’est bon pour les mômes.

- Et le petit Coslaw, Neary, qu’est-ce que vous en dites, alors ? interroge Stan tout en continuant de s’activer sur le bas de la nuque du constable.

Ses longs ciseaux effilés virevoltent en cliquetant autour des épais bourrelets de graisse.

- Justement, ça illustre bien ce que je viens de vous dire, rétorque Neary avec un soupçon d’irritation dans la voix. Ce genre de conneries, c’est bon pour les mômes.

A vrai dire, Neary est bel et bien irrité, et même hors de lui, au sujet de ce qui s’est passé avec Marty Coslaw. Ce gamin-là aurait été le premier témoin oculaire susceptible de lui décrire le détraqué qui a occis une demi-douzaine de citoyens de sa ville, parmi lesquels son vieil ami Alfie Knopfler. Vous croyez peut-être qu’on lui aurait permis de poser quelques questions au mouflet ? Eh bien non, figurez-vous. On n’a même pas eu l’obligeance de lui dire où il se trouvait. Il a dû se contenter de la déposition écrite dont les policiers d’État ont eu la bonté de lui fournir un double, et encore a-t-il dû se livrer à des salamalecs avant qu’ils y consentent. C’est tout juste s’il ne lui a pas fallu se mettre à genoux. Tout ça parce qu’il n’est qu’un simple flic de campagne que ces enfoirés de la police d’État considèrent comme une espèce de demeuré, même pas fichu de lacer ses propres souliers, sous prétexte qu’il n’arbore pas comme eux un de ces chapeaux de scout à la noix. Et quant à cette déposition, il aurait aussi bien pu se torcher le derrière avec. Le petit Coslaw soutenait avoir vu une “bête” de sept pieds de haut, nue, au corps entièrement couvert d’un pelage de couleur sombre. Elle avait d’énormes crocs, des yeux verts iridescents, et répandait à peu près l’odeur d’un plein baquet de merde de puma. Elle avait de longues griffes, mais ses pattes ressemblaient à des mains humaines. Il lui avait semblé aussi qu’elle était pourvue d’un appendice caudal. D’une queue, bordel ! Et puis quoi encore ?

Kenny Franklin, qui est assis sur une des chaises alignées le long du mur, y va de son grain de sel.

- Peut-être bien qu’il porte un déguisement, votre gars, suggère-t-il. Peut-être qu’il a un masque, quoi.

- Ça, j’y crois pas du tout alors ! rétorque Neary avec une conviction farouche. (Il souligne sa déclaration d’un hochement de tête vigoureux, et Stan ne doit qu’à un prompt réflexe de ne pas planter ses ciseaux dans l’épaisse protubérance charnue qu’il s’échinait à contourner.) Oh non ! Je n’y crois pas, reprend Neary. Ce gosse a entendu les histoires de loup-garou qui circulaient dans son école juste avant les vacances, il l’a d’ailleurs reconnu, et comme il n’a rien de mieux à faire que de rester toute la journée dans son fauteuil à remuer des bêtises dans sa tête… C’est psychologique, ce truc, vous comprenez ? Bon sang, Kenny, même si c’était toi qui étais sorti des fourrés sous la pleine lune, il t’aurait pris pour un loup !

Kenny éclate d’un rire un peu forcé.

- Non, conclut Neary, lugubre, le témoignage du petit Coslaw ne vaut pas un clou.

Lorsqu’il a parcouru la déposition de Marty Coslaw (qui a été recueillie à Stowe, chez son oncle Jim), le constable Neary éprouvait tant de rancœur et de dépit qu’il en a sauté les lignes suivantes : Quatre pétards ont explosé d’un coup sur le côté de son visage (si on peut appeler ça un visage), et je crois bien que l’explosion lui a crevé l’œil gauche.

Si le constable Neary avait un tant soit peu ruminé là-dessus (et bien entendu ce n’est pas le cas), il n’aurait fait que se gausser de plus belle de ce tissu de calembredaines. Car en ce mois d’août caniculaire de 1984, Tarker's Mills n’abrite qu’un seul individu porteur d’un bandeau à l’œil gauche, et c’est bien le dernier que l’on pourrait soupçonner d’être le Tueur de la pleine lune. Les soupçons de Neary se porteraient plus vite sur sa pauvre vieille maman que sur cet homme-là.

- Il n’y a qu’un moyen de tirer cette affaire au clair, affirme le constable Neary en pointant un index résolu en direction des quatre hommes qui ont pris place sur les chaises alignées le long du mur pour attendre leur coupe de cheveux du samedi, c’est un boulot de police consciencieux. Et ce boulot, c’est moi qui vais le faire. Les guignols de la police d’État feront moins les farauds quand j’aurai alpagué l’assassin. (Son visage prend une expression rêveuse.) Ça pourrait être le premier Tartempion venu, répète-t-il. Un caissier de banque… Un pompiste… Le gars avec qui vous venez de trinquer au bar d’en face. Mais avec un boulot de police consciencieux, l’affaire sera vite réglée. Ça, je vous en fiche mon billet.

Par malheur, le boulot de police consciencieux du constable Lander Neary est brutalement interrompu le soir même. Il vient de ranger son tout-terrain Dodge à l’intersection de deux routes de campagne dans la périphérie ouest de Tarker's Mills lorsqu’un bras velu et argenté de lune s’introduit par la vitre ouverte du camion. En même temps qu’un rauquement de fauve, Neary perçoit une odeur épouvantable de bête féroce, pareille à ces âcres effluves qui flottent dans les ménageries aux abords de la cage des lions.

Une violente torsion lui tire la tête vers la gauche, et son regard effaré se pose sur un unique œil vert. Ensuite il aperçoit le mufle velu, les babines humides et noires. Et quand les babines se rétractent, il voit aussi les crocs. D’un geste presque espiègle, la Bête détend une patte et lui arrache la joue, découvrant tout le côté droit de sa mâchoire. De grands torrents de sang jaillissent de la joue ouverte. Neary sent le liquide tiède qui s’insinue sous le col de sa chemise. Il se met à hurler ; le cri s’échappe à la fois de sa bouche et de sa joue. Au-dessus des épaules ondoyantes de la Bête, il voit une lune ronde d’où tombent des rayons d’une blancheur éclatante.

Neary a oublié son fusil à pompe et le colt 45 qu’il porte à la ceinture. Il a oublié que c’était psychologique, ce truc. Il a oublié le boulot de police consciencieux. Il a l’esprit obnubilé par ce que Kenny Franklin lui a dit ce matin chez le coiffeur : Peut-être bien qu’il porte un déguisement, votre gars. Peut-être qu’il a un masque, quoi.

Si bien qu’au moment même où le loup-garou approche sa patte de la gorge de Neary, celui-ci avance les deux mains vers sa face velue, saisit deux solides poignées de poils drus et rêches et se met à tirer dessus dans l’espoir insensé que le masque va céder, qu’il va entendre un claquement d’élastique suivi d’un bruit mouillé de latex arraché et qu’il verra le visage du tueur.

Mais rien ne se produit, sauf que la Bête pousse un rugissement de rage et de douleur et lui tranche la gorge d’un revers de la main. (Neary a juste le temps de voir qu’il s’agit bien d’une main, malgré les longues griffes qui la déforment hideusement. Une main ! Le petit Coslaw ne s’est donc pas trompé !) Un geyser de sang éclabousse le pare-brise et le tableau de bord, et des gouttes écarlates colorent le liquide ambré de la bouteille de bière Busch que le constable Neary avait calée entre ses cuisses.

De son autre main, le loup-garou empoigne les cheveux fraîchement coupés de Neary, et lui extirpe le haut du corps hors de la cabine du Dodge tout-terrain. Après avoir émis un bref hurlement de triomphe, la Bête enfouit son museau dans la gorge béante et assouvit sa faim tandis que la bière s’écoule en gargouillant de la bouteille renversée et répand une écume rosâtre sur le plancher du camion.

C’est beau, la psychologie.

C’est beau, la conscience professionnelle.

Septembre.

Tandis que les journées s’étirent une à une et que la nuit de la pleine lune se rapproche inéluctablement, la population apeurée de Tarker's Mills soupire en vain après une trêve que la canicule ne paraît pas décidée à lui accorder. Ailleurs dans le vaste monde, les éliminatoires de base-ball battent leur plein, la saison de football vient de s’ouvrir par une série de rencontres amicales et le 21 septembre, un speaker de télé hilare informe le bon peuple du Maine que les Rocheuses canadiennes ont reçu vingt centimètres de neige au cours des dernières vingt-quatre heures. Mais dans ce petit coin de l’univers, l’été s’accroche avec obstination. Dans la journée, le thermomètre ne descend guère au-dessous de 22 degrés. Les gamins ont repris le chemin de l’école depuis déjà trois semaines, mais le cœur n’y est pas. Ils somnolent dans la torpeur moite de salles de classe où l’on croirait que les horloges ont été réglées pour ne marquer qu’une minute à chaque fois qu’il s’écoule une heure en temps réel. De violentes querelles rompent à tout bout de champ l’harmonie des ménages. A la station-service Gulf, sur la voie d’accès à l’autoroute, un touriste immatriculé dans le New Jersey fait une remarque désobligeante au sujet du prix de l’essence, et Pucky O’Neil lui balance le bec de son tuyau en travers de la figure. Le va-de-la-gueule sera bon pour quatre points de suture, et il repart en marmonnant des phrases menaçantes où il est question de poursuites et de dommages et intérêts.

Ce soir-là, au pub, Pucky O’Neil a une mine franchement hargneuse.

- Je ne vois pas pourquoi il râlait tant que ça, maugrée-t-il. Je l’ai cogné qu’avec la moitié de ma force, tu vois ? Si j’y avais été de toute ma force, j’y aurais fait sauter les dents, à ce con-là. Tu vois ?

- Mais oui, mais oui, fait Billy Robertson, qui sent bien que Pucky serait capable de le frapper en y allant de toute sa force s’il se mêlait de le contredire. Tu veux une autre bière, Puck ?

- Ça, foutre oui, répond Pucky.

Milt Sturmfuller expédie sa femme à l’hôpital à cause d’un résidu d’œuf que le lave-vaisselle n’a pas su faire disparaître. Dès qu’il aperçoit le fragment de matière jaunâtre qui dépare le fond de l’assiette dans laquelle elle s’apprêtait à lui servir son déjeuner, il lui balance un coup de poing. Et contrairement à Pucky O’Neil, il y va de toute sa force.

- Salope ! Souillon ! crache-t-il, debout au-dessus de la forme prostrée de Donna Lee qui s’est étalée sur le carrelage de la cuisine, le nez brisé, le crâne ouvert. Chez ma mère, les assiettes étaient toujours propres, et pourtant elle n’avait pas de machine, elle. Mais qu’est-ce que t’as dans la peau, dis ?

Plus tard, Milt annoncera à l’interne de garde au service des urgences de l’hôpital général de Portland que sa femme a fait une chute dans l’escalier et Donna Lee, que douze années de terreur conjugale ouverte ont réduite à un état de soumission abjecte, ne le démentira pas.

Le soir de la pleine lune, sur le coup de 7 heures, un petit vent frisquet se lève, la première bise de cet été interminable, qui amène du nord un essaim de gros nuages noirs. Un moment la lune joue à cache-cache avec les nuages qu’elle souligne d’un tremblant liséré d’argent, disparaissant soudain derrière eux pour resurgir l’instant d’après. Ensuite, les nuages bouchent tout le ciel, et la lune se volatilise. Néanmoins, on sent sa présence. Trente kilomètres plus bas, au sud de Tarker's Mills, sa force d’attraction agit sur le ressac de l’Atlantique. Plus près de là, elle agit aussi sur la Bête.

Aux alentours de 2 heures du matin, d’épouvantables piaulements s’élèvent de la porcherie d’Elmer Zinneman, dont la ferme se trouve en bordure de West Stage Road, à une vingtaine de kilomètres de la ville. Elmer passe ses pantoufles et fait mine d’aller chercher son fusil, vêtu de son seul pantalon de pyjama. Sa femme, qui pouvait encore passer pour accorte lorsqu’il l’a épousée (c’était en 1947, et elle venait d’avoir seize ans), l’implore en sanglotant de ne pas y aller, le conjure de rester près d’elle. Elmer l’écarte d’une bourrade et va décrocher son fusil du portemanteau de l’entrée. Ses cochons ne se bornent pas à couiner comme il leur en prend parfois la fantaisie : ils poussent des clameurs stridentes pareilles à celles qui pourraient s’échapper d’un dortoir de fillettes dans lequel un satyre en rut aurait fait irruption en pleine nuit. Elmer annonce à sa femme qu’il sort, que rien ne l’en empêchera… et sur ces mots il s’immobilise, une de ses grosses mains calleuses en suspens au-dessus du verrou de la porte de derrière, tandis qu’un hurlement de triomphe suraigu s’élève dans les ténèbres. Ce hurlement est celui d’un loup, mais il a des résonances si humaines que la main d’Elmer Zinneman retombe mollement du verrou qu’il s’apprêtait à repousser et qu’il se laisse tirer en arrière par sa femme Alice sans résister. Elmer entoure sa femme de ses bras, il la fait asseoir sur le divan et ils restent là, pelotonnés l’un contre l’autre, comme deux gosses terrorisés.

Bientôt, les braillements des cochons diminuent d’intensité, puis ils cessent. Oui, les cochons se taisent. Un par un, ils se taisent. Leurs cris s’étranglent avec un horrible gargouillement, et ils ne disent plus rien. La Bête émet un nouveau hurlement, qui résonne aussi clair que l’argent de la lune. Elmer s’approche de la fenêtre et il entrevoit une silhouette indécise qui disparaît en bondissant dans les ténèbres.

Elmer et Alice Zinneman réintègrent la chambre conjugale et restent assis côte à côte dans leur lit, toutes lumières allumées. Au bout d’un moment, l’averse éclate enfin et la pluie tambourine bruyamment sur leurs carreaux. C’est une pluie froide, la première vraie pluie d’automne. Demain, les premières taches de jaune et de rouge apparaîtront sur les arbres.

Le lendemain, Elmer trouve l’enclos de ses cochons dans l’état où il s’attendait à le voir. Un vrai carnage. Ses neuf truies et ses deux verrats ont tous crevé. Ils ont été étripés et partiellement dévorés. Leurs tristes dépouilles gisent dans la fange, arrosées par la pluie battante, et fixent de leurs yeux exorbités le ciel froid de l’automne.

Pete, le frère d’Elmer, est debout à côté de lui. Elmer lui a téléphoné à la première heure ce matin, et il est descendu tout exprès de Minota. Ils restent un long moment silencieux, ensuite Elmer formule à voix haute l’idée qui leur trottait dans la tête à l’un comme à l’autre.

- L’assurance couvrira une partie des pertes, dit-il. Pas tout, mais quelque chose quand même. Pour le reste, j’en serai de ma poche, voilà. Valait mieux que ça tombe sur mes cochons que sur une personne de plus.

Pete a un hochement de tête.

- Il faut en finir, marmonne-t-il d’une voix tellement sourde qu’Elmer saisit tout juste ses paroles à travers le bruit de la pluie.

- Qu’est-ce que tu veux dire ? interroge-t-il.

- Tu le sais très bien, répond Pete. A la prochaine pleine lune, faudra organiser une battue. Y aura qu’à lâcher quarante bonshommes dans la nature. Quarante, ou soixante, cent soixante même s’il le faut. Il est grand temps qu’on s’arrête de faire semblant qu’il ne se passe rien. Il se passe quelque chose, et faudrait avoir de la merde dans les yeux pour ne pas voir ce que c’est. Vise-moi un peu ça, bordel !

Pete Zinneman pointe l’index vers le sol. Tout autour des cochons massacrés, la terre boueuse de l’enclos est sillonnée d’empreintes bien nettes. Ce sont des empreintes de loup, mais elles ont quelque chose qui évoque curieusement la trace d’un pied humain.

- Tu les vois, ces empreintes, oui ou merde ?

- Je les vois, admet Elmer.

- Eh bien, d’après toi ; qui c’est qui les a laissées ? Le Petit Chaperon rouge ?

- Non, ma foi.

- Ces empreintes, ce sont celles d’un loup-garou, affirme Pete. Tu le sais. Alice le sait. Presque tout Tarker's Mills le sait. Bon Dieu, même moi, je le sais, et je suis du comté voisin. (Il dévisage son frère avec une expression rigide et austère qui lui donne l’air d’un puritain de 1650. Ensuite il répète : Il faut en finir. Tout ça n’a que trop duré.

Elmer médite longuement sur les paroles de son frère tandis que la pluie crépite sur leurs cirés. A la fin, il hoche la tête.

- D’accord, fait-il. Mais pas le mois prochain.

- Tu veux attendre jusqu’en novembre ?

Elmer fait signe que oui.

- Les arbres auront perdu leurs feuilles, explique-t-il. Et pour peu qu’il neige, la piste sera plus facile à suivre.

- Et à la prochaine pleine lune ? demande Pete.

Elmer Zinneman promène son regard sur les cochons massacrés qui jonchent l’enclos accoté au mur latéral de sa grange. Ensuite il le reporte sur son frère Pete.

- Faudra voir à garer ses fesses, répond-il.

Octobre.

Lorsque Marty Coslaw revient de sa tournée des petits fous, le soir de Halloween, la batterie de son fauteuil roulant est pratiquement morte. Marty va se coucher aussitôt, et il reste allongé dans son lit, les yeux ouverts, jusqu’à ce qu’un croissant de lune apparaisse dans le ciel constellé d’étoiles qui scintillent comme de minuscules diamants. Dehors, sur la véranda, à l’endroit où un chapelet de pétards du 4 Juillet lui a sauvé la vie, les feuilles mortes vont et viennent sur les dalles d’ardoise, et quand le vent glacial leur fait décrire de fugaces spirales, elles produisent un son sinistre d’ossements entrechoqués. La pleine lune d’octobre est passée sans que Tarker's Mills enregistre un nouvel assassinat. Cela fait donc deux mois d’affilée que personne n’a été tué. En ville, certains sont d’avis que la terreur est terminée. Stan Pelsky, le coiffeur, et Cal Blodwin, le concessionnaire Chevrolet (qui est l’unique marchand de voitures de la ville) se sont rangés du côté de ces optimistes pour qui le tueur était sans doute un vagabond de passage, un ermite vivant dans les bois. Ils étaient sûrs qu’il finirait par aller chercher fortune ailleurs, et leur prophétie s’est réalisée. Mais d’autres sont loin d’être aussi affirmatifs. Ceux-là ont tiré la conclusion qui s’imposait des quatre daims égorgés que l’on a retrouvés, juste après la dernière pleine lune, dans les bois qui bordent l’entrée de l’autoroute, et des onze cochons massacrés dans l’enclos d’Elmer Zinneman durant celle du mois précédent. Les partisans des deux camps font assaut d’arguments en éclusant des bières au pub, et leurs débats égayent les longues soirées d’automne.

Marty Coslaw, lui, sait tout.

Ce soir, il a procédé à la rituelle tournée des petits fous avec son père. (Herman se fait une joie d’accompagner son fils : il aime bien Halloween, le froid piquant le met de bonne humeur, et chaque fois qu’une porte s’ouvre devant eux et qu’un visage familier s’y encadre, il pousse de grands hennissements de rire et lance des exclamations idiotes du genre “youpi !” et “tralala-itou !” de sa voix bourrue de “Grand Copain”.) Marty s’était déguisé en Yoda. Un masque de caoutchouc d’un réalisme saisissant lui recouvrait la face, et ses jambes atrophiées disparaissaient sous les plis d’une longue toge. “Tu obtiens toujours ce qui te fait envie”, lui a dit Katie avec un hochement de tête excédé lorsqu’elle a aperçu le masque, mais Marty savait bien qu’elle ne lui en voulait pas vraiment (ne lui avait-elle pas confectionné une crosse de Yoda artistement recourbée pour compléter son costume ?). En revanche, il n’est pas exclu qu’elle ait éprouvé une pointe de tristesse, car désormais elle n’est plus d’âge à pouvoir encore se permettre d’aller extorquer des sucreries à la ronde. Elle devra se contenter d’une soirée avec ses copains du lycée. Elle dansera sur des disques de Donna Summer, elle essayera de happer avec les dents une pomme suspendue à un fil ou flottant sur une bassine, ensuite ils tamiseront les lumières et feront tourner une bouteille et si le goulot se pointe vers Katie, il faudra qu’elle embrasse un garçon et elle le fera, non qu’elle en ait envie, mais parce qu’elle sait que ses amies et elle en riront comme des petites folles pendant l’étude du lendemain.

Pour emmener Marty faire sa tournée, Mr Coslaw avait pris le minibus familial, car il est muni d’une rampe amovible qui facilite grandement les allées et venues du fauteuil roulant du garçonnet. Marty n’avait qu’à se laisser glisser au bas de la rampe, après quoi il zigzaguait le long des rues à bord de son fauteuil en susurrant comme un moustique, le sac à friandises au creux de son giron. Marty et son père ont rendu visite à toutes les maisons de leur rue, et à pas mal d’autres dans le centre-ville. Ils sont passés chez les Collins et chez les Manchester, chez les Maclnnes, les Milliken et les Easton. Au pub, Billy Robertson avait rempli un bocal à poissons rouges de petits carrés de maïs caramélisé. Au presbytère de l’église congrégationaliste, il y avait des Mars, au presbytère baptiste des Milky Ways. Après cela ils sont passés chez les Quinn, les Randolph, les Dixon, et dans une vingtaine d’autres maisons. Marty est revenu de son expédition avec un sac à friandises bourré à craquer… et détenteur d’un secret horrible, auquel il a peine à croire.

Il sait.

II sait qui est le loup-garou.

A un certain point de sa tournée, la Bête en personne, momentanément exempte de la démence qui s’empare d’elle à chaque pleine lune, a déposé une friandise dans le sac de Marty. Le loup-garou, qui ne pouvait savoir que le visage de l’enfant avait mortellement pâli sous son masque de Yoda et que sa main gantée étreignait sa crosse avec une telle force que les ongles en avaient blanchi, lui a souri et a gentiment tapoté son crâne en caoutchouc.

C’était bien le loup-garou. Marty en mettrait sa main au feu, et ce n’est pas seulement parce que l’homme en question portait un bandeau noir à l’œil gauche. Il y a autre chose : une sorte de ressemblance, de similitude foncière entre les traits de ce visage et le mufle convulsé du monstre rugissant auquel il a fait face par une nuit d’été radieuse, voilà bientôt quatre mois.

Depuis son retour du Vermont, au début du mois de septembre, Marty est aux aguets, persuadé qu’il croisera fatalement le loup-garou dans Tarker's Mills et qu’à ce moment-là il le reconnaîtra puisqu’il sera borgne. Quand Marty a dit aux policiers qu’il était quasiment certain de lui avoir crevé un œil, ils ont hoché la tête et ils lui ont promis qu’ils allaient suivre cette piste, mais il a bien vu qu’ils étaient sceptiques. Peut-être qu’ils ne l’ont pas cru parce qu’il n’est qu’un enfant, ou peut-être qu’il aurait fallu qu’ils assistent eux-mêmes à ce face-à-face nocturne avant de croire qu’il ait pu réellement avoir lieu. Mais qu’ils le croient ou pas n’y change rien. Marty, lui, sait que les choses se sont passées ainsi.

Tarker's Mills a beau être une petite ville, elle est d’assez grande étendue ; jusqu’à ce soir, Marty n’avait aperçu aucun borgne, et il n’avait pas osé poser trop de questions. Sa mère a déjà bien assez peur comme cela que sa mésaventure du 4 Juillet l’ait définitivement marqué, et s’il avait essayé de se livrer à une enquête en règle, cela lui serait fatalement revenu aux oreilles. Du reste, Tarker's Mills est une petite ville. Tôt ou tard, il devait apercevoir la Bête dans son incarnation humaine.

Sur le chemin du retour, Mr Coslaw (que ses milliers d’élèves passés et présents ne désignent que sous le nom de Coslaw-le-Mono) a remarqué que Marty était bien silencieux tout à coup, et il a imputé cela à l’épuisement provoqué par cette soirée fertile en émotions. Mais en fait, Marty n’était pas le moins du monde épuisé. Il ne s’était jamais senti aussi réveillé, aussi énergique de toute sa vie, à l’exception de cette fabuleuse nuit du feu d’artifice. Une idée lui tournait inlassablement dans la tête. L’idée que si lui, Marty Coslaw, n’avait pas été catholique et n’avait pas fréquenté Saint-Mary, une lointaine paroisse de la périphérie, il ne lui aurait pas fallu près de deux mois pour identifier le loup-garou.

Car l’homme au bandeau noir, l’homme qui a déposé un Milky Way dans son sac à friandises avant de tapoter gentiment son crâne en caoutchouc n’est pas catholique. Loin s’en faut. La Bête est le révérend Lester Lowe, pasteur de l’église baptiste de la Grâce.

Quand le visage souriant du révérend s’est encadré dans l’embrasure de la porte, éclairé à contre-jour par la lueur jaune d’un plafonnier, Marty a discerné clairement le carré de cuir noir qui couvrait son œil gauche.

Avec son bandeau sur l’œil, le petit prêtre falot avait de faux airs de boucanier.

-  Navré pour votre œil, mon révérend, avait déclaré Herman Coslaw de sa voix bourrue de “Grand Copain”. Ce n’est rien de sérieux, j’espère ?

Le sourire du pasteur s’était élargi, et son visage avait pris l’expression béatifique du martyr qui endure stoïquement ses supplices. Hélas, leur avait-il expliqué, il avait perdu son œil. Une tumeur bénigne ; pour l’exciser, le chirurgien n’avait eu d’autre choix que de pratiquer l’ablation de l’œil. Mais puisque telle était la volonté du Seigneur, il s’y était plié de bonne grâce. Et d’ailleurs, avait-il conclu en tapotant à nouveau le sommet du masque de Yoda de Marty, certains d’entre nous ont des croix encore bien plus lourdes à porter.

A présent, Marty, allongé dans son lit, écoute le vent d’octobre qui chante dehors, faisant ululer sourdement les yeux vides des deux citrouilles creuses placées en sentinelle à l’entrée de l’allée carrossable et crépiter sinistrement les dernières feuilles mortes. Désormais, il n’a plus qu’une seule question à se poser : Que faire ?

Il n’en sait rien, mais il est sûr que, le moment venu, il trouvera bien une solution.

Il dort du sommeil des jeunes enfants, profond et sans rêves, tandis qu’au-dehors le grand fleuve du vent déferle au-dessus de la ville, entraînant octobre dans son charroi et amenant à sa place le glacial novembre, mois où les étoiles filantes fusent comme des étincelles sur un ciel couleur de plomb.

Novembre.

Un novembre fuligineux pèse sur Tarker's Mills. On dirait que l’année en est réduite à brûler d’ultimes scories. Main Street semble le théâtre d’un singulier exode. Le révérend Lester Lowe l’observe depuis le seuil du presbytère baptiste. Il vient de sortir pour prendre le courrier dans sa boîte aux lettres. Il y a trouvé six circulaires et prospectus et une unique lettre manuscrite, qu’il tient à la main tout en regardant la longue procession de camions à plate-forme poussiéreux (des Ford et des Chevrolet pour la plupart) qui sort de la ville en sinuant comme une ligne de danseurs de conga.

La météo annonce de la neige, mais il ne s’agit sûrement pas de fuyards désireux d’échapper aux rigueurs du climat : on ne prend pas la route des rivages dorés de la Floride et de la Californie vêtu d’une grosse veste de chasse, avec un fusil accroché derrière vous en travers de la lunette arrière et vos chiens installés sur la plate-forme de votre tout-terrain. Cela fait quatre jours de suite que ces hommes s’en vont battre la campagne sous la direction d’Elmer Zinneman et de son frère Pete avec leurs chiens, leurs fusils et de solides provisions de bière en boîte. Depuis que la pleine lune approche, c’est ce virus-là qui les a mordus. La saison est close pour le gibier à plume, celle du gibier à poil est passée aussi, mais il n’y a pas de saison pour faire la chasse au loup-garou. Oh, bien sûr, ces hommes se sont composé pour la circonstance des masques farouches de pionniers qui forment le cercle avec leurs chariots bâchés, mais pour la plupart d’entre eux, tout cela n’est qu’une sorte de bringue. Youp-la-boum ! et Tralala-itou !comme dirait Coslaw-le-Mono.

Le révérend Lowe sait bien que pour beaucoup, ces expéditions ne représentent rien de plus qu’une occasion d’aller crapahuter dans la forêt, d’ingurgiter des litres de bière, de pisser dans des ravins, de se raconter des histoires de nègres, de Polacks et de Français, de canarder des écureuils et des merles. Les animaux, ce sont eux, se dit-il en portant machinalement la main au bandeau noir qu’il arbore depuis l’été. Il y en a un qui va finir par prendre une balle perdue. Ils ont de la veine que ça ne se soit pas déjà produit.

Le dernier camion disparaît de l’autre côté de la colline, et l’écho de ses coups de klaxon rageurs et des vociférations des chiens qui s’égosillent à l’arrière flotte un moment dans son sillage. Oui, pour beaucoup de ces hommes, il ne s’agit que de se payer une tranche de rigolade, mais il y en a quelques-uns aussi (les frères Zinneman, par exemple) dont les intentions sont tout à fait sérieuses. Quinze jours plus tôt, Lester Lowe a entendu Elmer Zinneman exposer sa stratégie alors qu’il attendait son tour au salon de coiffure. Si cette créature, qu’elle soit humaine ou animale, part en chasse ce mois-ci, les chiens flaireront son odeur, disait Elmer. Et si elle reste terrée au fond de sa tanière (ou de son pavillon), nous aurons peut-être sauvé la vie à quelqu’un. Ou du moins à quelques têtes de bétail.

Oui, il y en a parmi eux (une douzaine, peut-être même le double) qui veulent vraiment en découdre. Mais ce ne sont pas ces hommes-là qui ont fait naître au fond du cerveau de Lowe ce sentiment étrange et nouveau qui l’obsède depuis quelque temps.

S’il a constamment l’impression d’être aux abois, c’est à cause de ces lettres. Ce sont plutôt de courtes notes que des lettres en bonne et due forme (la plus longue de toutes comportait deux phrases), rédigées d’une écriture enfantine et maladroite, et truffées de fautes d’orthographe. Il jette un coup d’œil à celle qui est arrivée dans le courrier de ce matin. Laborieusement tracé, en grosses majuscules appliquées, le libellé de l’adresse est exactement le même que dhabitude : RÉVÉREND LOWE, PRESBYTÈRE BAPTISTE, TARKER'S MILLS, MAINE 04491.

A nouveau, il se sent oppressé par cet étrange sentiment d’être pris au piège… il imagine que c’est ce que doit éprouver le renard acculé par une meute déchaînée dans cet instant d’angoisse suprême où il fait face en dénudant ses crocs, pour livrer un combat sans espoir aux chiens qui vont le mettre en pièces.

Il referme la porte d’un geste sec, regagne sa salle de séjour où la grande horloge paysanne égrène solennellement les secondes, se laisse choir sur son fauteuil et pose soigneusement ses prospectus (qui sont tous de caractère ecclésiastique) sur la table en noyer poli que Mrs Miller encaustique deux fois par semaine. Ensuite il décachette sa nouvelle lettre. Comme toutes les précédentes, elle ne comporte ni en-tête, ni signature. Au milieu d’une feuille de papier ligné qui semble provenir d’un cahier d’écolier figure cette phrase unique :

Pourquoi ne pas vous suicider ?

Le révérend Lowe porte une main à son front (elle tremble imperceptiblement). De l’autre, il fait une boule de la feuille de papier et la place dans le gros cendrier de verre posé au centre de la table. (Le révérend reçoit d’ordinaire les paroissiens qui désirent le consulter en particulier dans son salon, et il y a parmi eux des fumeurs.) Il sort une pochette d’allumettes d’une des poches du gros cardigan de laine qu’il porte toujours le samedi lorsqu’il reste à la maison, et il met le feu à cette lettre comme à toutes les précédentes. Puis il la regarde brûler.

La conscience de son état lui est venue en deux étapes distinctes. A la suite de son cauchemar du mois de mai, celui dans lequel il avait vu ses fidèles se métamorphoser en loups tandis qu’il prononçait son prêche du Retour, et à la suite de sa macabre découverte du cadavre éventré de Clyde Corliss dans l’église, il a obscurément senti qu’il y avait en lui quelque chose qui ne… qui ne tournait pas rond, voilà. Il ne voit pas comment il pourrait le formuler autrement. Il avait déjà remarqué que certains matins (en général dans les périodes de pleine lune), il se réveillait en éprouvant une extraordinaire sensation de bien-être, de santé, de force. Ce sentiment diminuait avec la lune, puis s’enflait à nouveau en lui à l’approche de la pleine lune suivante. Consécutivement à son rêve et au meurtre de Corliss, il n’a pu faire autrement que de se rendre compte d’un certain nombre de détails troublants sur lesquels il était parvenu à s’abuser jusque-là. Des vêtements crottés, lacérés. Des écorchures et des contusions dont l’origine lui échappait (mais comme elles ne lui causaient ni démangeaisons ni douleurs, contrairement aux écorchures et aux contusions ordinaires, il n’avait aucune peine à ne pas y prendre garde, à les évacuer tout simplement de sa conscience). Il était même parvenu à ignorer les traces de sang qu’il lui arrivait de découvrir sur ses mains, et ses lèvres.

Et puis, le 5 juillet, deuxième étape. Là, on en avait vite fait le tour : à son réveil, il était borgne. Il n’avait pas éprouvé plus de douleur qu’avec les écorchures et les contusions antérieures ; simplement, il n’y avait plus, à l’endroit où s’était trouvé son œil gauche, qu’une orbite gougée et sanguinolente. A partir de là, la certitude était trop aveuglante pour qu’il puisse se voiler la face plus longtemps. Le loup-garou, c’est lui. La Bête, c’est lui.

Depuis trois jours, il éprouve des sensations désormais familières. Il est agité, fébrile ; une impatience presque joyeuse l’a envahi ; il a des tiraillements dans tout le corps. La mue approche, elle est tout près. Cette nuit, la lune sera pleine et les chasseurs seront aux aguets avec leurs chiens. Bah, après tout, qu’importe ? Il a bien plus de ressources qu’ils ne lui en prêtent. Ils sont persuadés d’avoir affaire à un lycanthrope, un homme-loup. Pourtant, ils ne pensent qu’au loup, et ils oublient l’homme. Bien sûr, les tout-terrain à bord desquels ils patrouillent facilitent leurs déplacements, mais rien ne l’empêche d’utiliser à des fins analogues sa petite conduite intérieure Fiat. Son plan est déjà tout tracé. Dans l’après-midi, il descendra vers le sud et prendra une chambre dans un motel à la périphérie de Portland. Ainsi, la métamorphose aura lieu loin des chasseurs et de leurs chiens. Oh non, ils ne lui font pas peur, ceux-là. Sa crainte présente a un tout autre objet.

Pourquoi ne pas vous suicider ?

La première lettre est arrivée début novembre. Elle disait simplement :

Je sais qui vous êtes.

La seconde disait :

Si vous êtes un homme de Dieu, quittez la ville. Allez-vous-en quelque part où vous pourrez tuer des animaux, pas des humains.

Et la troisième :

Finissez-en.

C’est tout : Finissez-en. Rien d’autre. Et maintenant : Pourquoi ne pas vous suicider ?

Parce que je ne veux pas, songe le révérend Lowe avec acrimonie. Je n’ai pas voulu que ce… cette chose m’arrive. Je n’ai pas été mordu par un loup, ni envoûté par un Tsigane. Il s’agit d’un simple accident. Un jour, j’ai cueilli des fleurs pour garnir les vases de ma sacristie. C’était en novembre dernier, près de ce charmant petit cimetière, sur la hauteur de Sunshine Hill. Je n’avais jamais vu de fleurs comme celles-là. Elles se sont flétries entre mes mains. Avant même que j’aie eu le temps de retourner en ville, elles sont devenues toutes noires. C’est sûrement à ce moment-là que la chose m’est arrivée. Je n’ai pas de raisons précises de le penser, et pourtant j’en ai la certitude. Mais je ne me suiciderai pas. C’est eux qui sont des bêtes, pas moi.

Qui peut donc m’écrire ces lettres ?

Sur ce point, il est complètement dans le noir. L’unique hebdomadaire de Tarker's Mills n’a pas rapporté l’agression dont Marty Coslaw a été victime, et le révérend se fait une règle de ne jamais écouter les ragots. En outre, il ne sait presque rien de Marty pour la raison même qui faisait que celui-ci ignorait tout de la vie du révérend Lowe jusqu’à la soirée de Halloween : un véritable abîme sépare les catholiques des baptistes. Et il ne garde aucun souvenir des actes auxquels il se livre dans son incarnation de bête; il ne lui en reste que cette espèce de bonheur un peu ivre qu’il éprouve à chaque fin de cycle, et la fébrilité qui l’envahit toujours avant.

Il se lève et se met à faire les cent pas. Il va et vient sans relâche dans le salon dont le silence n’est brisé que par le tic-tac solennel de la grosse horloge. Il marelle de plus en plus vite, et le rythme de ses pensées s’accélère à mesure. Je suis un homme de Dieu, songe-t-il, et je ne me suiciderai pas. Je fais œuvre de charité ici, et même s’il peut m’arriver de faire le mal aussi, je ne serai pas le premier à y avoir succombé. En somme, le mal sert aussi les desseins du Tout-Puissant, du moins cest ce que le livre de Job nous enseigne. Si c’est le Malin qui guide mon bras, Dieu saura bien le retenir au moment où il le faudra. Car tout en ce bas monde sert les desseins de la Divinité… Mais qui peut-il bien être ? Dois je faire mon enquête ? Qui a-t-on attaqué le 4 Juillet ? Comment ai-je… comment la Bête a-t-elle perdu son œil ? Il faudrait le faire taire, sans doute… mais pas ce mois-ci. Attendons d’abord que les chiens aient réintégré leurs chenils. Oui…

Le buste plié vers l’avant, il tourne sur lui-même d’un pas sans cesse plus rapide, sans s’apercevoir que ses joues et son menton normalement glabres (d’ordinaire il ne se rase que tous les trois jours, du moins quand la lune décline) sont à présent couverts de touffes de poils broussailleux et rêches et que son unique œil brun se teinte peu à peu de lueurs smaragdines. Plié en deux, le menton pointé vers le sol, il marche, marche sans trêve. Il se met à se parler à lui-même tout en marchant, mais ses paroles deviennent de plus en plus confuses, de plus en plus indistinctes, de plus en plus semblables à des grognements inarticulés.

A la fin, alors que la grise après-midi de novembre se mue précocement en un crépuscule couleur d’anthracite, il bondit dans la cuisine, arrache ses clés de voiture du clou où elles sont pendues et se précipite dehors. Il saute dans sa Fiat, démarre sur les chapeaux de roue et prend la direction de Portland à toute allure. Un large sourire s’étale sur sa face hirsute, et il ne lève même pas le pied quand la première neige de l’année se met à tourbillonner dans le faisceau de ses phares. Le plomb du ciel semble se muer en légères paillettes dansantes, et il sent la lune qui flotte quelque part, très haut au-dessus des nuages. Il en éprouve le pouvoir : sa poitrine s’enfle, et les coutures de sa chemise blanche se tendent à craquer.

Il allume la radio, la règle sur une station de rock. Ah, c’est fou ce qu’il se sent bien !

Ce qui se produit un peu plus tard ce soir-là pourrait tenir de la punition divine, à moins qu’il ne s’agisse d’un de ces pieds de nez dont étaient coutumiers les dieux antiques que les hommes adoraient à l’abri de cercles de roches géantes par les nuits de pleine lune. Oui vraiment, c’est d’un drôle, c’est même absolument tordant, parce que si le révérend Lowe s’est déplacé jusqu’à Portland pour pouvoir se muer en Bête sans être dérangé, l’individu qu’il dépècera par cette nuit neigeuse de novembre ne sera autre que Milt Sturmfuller, qui a vécu toute sa vie à Tarker's Mills. Et peut-être qu’il y a vraiment une justice céleste après tout, parce que s’il existe une crapule de première grandeur à Tarker's Mills, c’est bien ce sale con de Milt Sturmfuller. Il est venu passer la nuit à Portland après avoir raconté à Donna Lee, la malheureuse épouse qui lui tient lieu de punching-ball, qu’il allait en ville “pour affaires”. L’”affaire” en question est une entraîneuse de bas étage du nom de Rita Tennison ; ladite Rita lui a filé un petit herpès des familles dont Milt a d’ores et déjà infecté cette pauvre Donna Lee, qui n’a jamais accordé ne serait-ce qu’un regard à un autre homme au cours de ses longues années de malheur conjugal.

Le révérend Lowe a pris une chambre dans un motel situé en bordure de la voie ferrée Portland-Westbrook. Le motel s’appelle le Driftwood, et c’est justement dans celui-ci que Milt Sturmfuller et Rita Tennison se sont retrouvés pour traiter leur “affaire” cette nuit de novembre.

A 10 heures et quart, Milt gagne le parking du motel pour récupérer une bouteille de bourbon qu’il a oubliée dans sa voiture. Il est en train de se féliciter in petto d’avoir eu l’heureuse idée de s’en aller de Tarker's Mills pendant la nuit de la pleine lune lorsque la Bête borgne s’abat sur lui du haut d’un semi-remorque Peterbilt à demi enfoui sous la neige et le décapite proprement d’un spectaculaire revers de patte. Le dernier son que Milt Sturmfuller perçoit avant de rendre l’âme est le rugissement de triomphe qui s’élève de la poitrine du loup-garou. Puis sa tête s’en va rouler sous le Peterbilt, les yeux exorbités, le cou crachant de gros bouillons de sang, et la bouteille de bourbon s’échappe de sa main trémulante tandis que la Bête enfonce son groin dans le cou tranché et entreprend de se nourrir.

Le lendemain, après avoir regagné Tarker's Mills et son presbytère, le révérend Lowe (Ah, c’est fou ce qu’il se sent bien ce matin !) lira le récit du meurtre dans un quotidien de Portland et songera dévotement : C’était un méchant homme. Tout en ce monde contribue à l’œuvre de Dieu.

Aussitôt après, il se demandera : Quel est l’enfant qui m’envoie des lettres ? Est-ce lui qui a été attaqué en juillet ? Il est temps de retrouver sa piste. II est temps de prêter un peu l’oreille aux ragots.

Le révérend Lester Lowe rajuste son bandeau noir, tourne la page de son journal et il se dit : Tout en ce monde sert les desseins du Seigneur. Si Dieu le veut, je le retrouverai. Et je le ferai taire. A tout jamais.

Décembre.

C’est le soir du réveillon et il est minuit moins le quart. A Tarker's Mills comme dans le reste de l’univers, l’année touche à sa fin. Et à Tarker's Mills comme dans le reste de l’univers, l’année qui s’achève a apporté son lot de changements.

Milt Sturmfuller n’est plus et sa femme Donna Lee, enfin délivrée de sa tyrannie, a quitté la ville. Les uns disent qu’elle est allée vivre à Boston ; pour d’autres, ce serait plutôt Los Angeles. La nouvelle gérante de la librairie du centre a renoncé au bout de quelques mois, comme tous ses prédécesseurs. Par contre, le salon de coiffure Stan’s, la supérette et le pub se portent on ne peut mieux, merci. Clyde Corliss est mort, mais ses deux vauriens de frères sont en excellente santé ; ils continuent d’aller faire leurs emplettes dans un hypermarché situé à deux villes de là, car ils n’oseraient quand même pas faire usage ici, au vu et au su de tout Tarker's Mills, des tickets d’alimentation qu’ils perçoivent au titre de l’aide sociale. La petite mère Hague, qui confectionnait les meilleurs gâteaux de la ville, a succombé à une crise cardiaque. Fin novembre, Willie Harrington, qui a eu quatre-vingt-douze ans cette année, a dérapé sur le verglas devant sa maisonnette de Bail Street et s’est cassé la hanche, mais un citadin plein aux as qui avait une résidence d’été dans le coin a légué une coquette somme à la bibliothèque, et l’an prochain on pourra enfin édifier la fameuse annexe pour les enfants, projet que l’on remet sur le tapis à chaque assemblée municipale depuis des temps immémoriaux. Au mois d’octobre, Ollie Parker, le principal de l’école, a été pris de saignements de nez irrépressibles, et son médecin a diagnostiqué de lhypertension aiguë. Vous avez de la veine que votre cerveau n’ait pas éclaté, a bougonné le toubib en lui ôtant le sphygmomanomètre. Après quoi il lui a prescrit de perdre vingt kilos et, ô miracle ! Ollie en a bel et bien perdu dix au cours des deux mois suivants. A la Noël, il a l’air d’un autre homme, il se sent un autre homme.! (“Et il se conduit comme un autre homme”, confie sa femme à sa grande amie Delia Burney, avec un sourire égrillard) Brady Kincaid, qui fut égorgé par la Bête dans la saison des cerfs-volants, est toujours aussi mort et Marty Coslaw, qui naguère encore occupait le pupitre voisin de celui de Brady à l’école, toujours aussi infirme.

Il y a des choses qui changent, d’autres qui ne changent pas, et à Tarker's Mills, l’année s’achève comme elle a débuté : un blizzard déchaîné tonitrue dehors, et la Bête rôde quelque part.

Dans la salle de séjour des Coslaw, Marty et son oncle Al sont installés devant la télévision. Ils regardent le réveillon rock de Dick Clark. L’oncle Al est sur le divan. Marty est assis dans son fauteuil roulant, juste devant l’écran. Il tient un revolver sur ses genoux. C’est un colt Woodsman de calibre .38. Son barillet ne contient que deux balles, mais elles sont toutes deux en argent massif. L’oncle Al a persuadé un de ses amis, Mac McClutcheon, de lui fabriquer ces balles à l’aide de son moule à munitions. Ce McClutcheon, qui habite Hampden, s’est fait tirer l’oreille un bon moment avant d’accepter, mais ensuite il a fait fondre à l’aide d’une lampe à souder au propane la cuillère en argent que Marty a reçue pour sa confirmation, et il a soigneusement calibré la quantité de poudre nécessaire à propulser les balles sur une trajectoire à peu près horizontale.

- Je ne te garantis pas que ça marchera, a-t-il annoncé à l’oncle Al, mais c’est probable tout de même. Qu’est-ce que tu vas tuer, Al ? Un vampire, ou un loup-garou ?

- Un de chaque, a rétorqué l’oncle Al en lui rendant son sourire. C’est pour ça que je t’ai demandé deux balles. Il y avait aussi une stryge qui rôdait dans les parages, mais son père a eu un coup de sang dans le Dakota du Nord et elle a dû sauter dans le premier avion pour Fargo. (Ils se sont esclaffés en chœur, et là-dessus, Al a ajouté :) Ces balles sont pour mon neveu. C’est un vrai mordu des films d’horreur, et j’ai pensé que ça lui ferait un chouette cadeau de Noël.

- Bon, eh bien s’il les tire dans une planche, ramène-la-moi, lui a dit Mac. J’aimerais bien voir comment elles se comportent.

A vrai dire, l’oncle Al était assez perplexe. Depuis le 3 juillet dernier, il n’avait pas revu Marty, et il n’avait pas non plus remis une seule fois les pieds à Tarker's Mills. Comme on pouvait s’y attendre, sa soeur lui en voulait à mort à cause de ces sacrés pétards. II a failli se faire tuer, pauvre con ! lui a-t-elle vociféré au téléphone. Mais qu’est-ce qui t’a pris de faire ça, bon Dieu !

A ce qu’il semble, ce sont bien les pétards qui lui ont sauvé la… a commencé Al, mais là-dessus, la mère de Marty lui a raccroché au nez et il est resté en tête à tête avec le bip-bip lancinant de la tonalité. Sa sœur est une vraie tête de mule ; il aurait perdu son temps à essayer de lui seriner une vérité qu’elle ne voulait pas entendre.

Et puis, début décembre, Marty lui a téléphoné.

- Oncle Al, il faut que je te voie, lui a-t-il dit. Tu es le seul à qui je puisse parler.

- Ta mère me tire la tronche, Marty, a objecté Al.

- C’est important ! a plaidé Marty. Je t’en prie, oncle Al ! Je t’en supplie !

L’oncle Al est donc venu, bravant le mutisme glacial et les regards vindicatifs de sa sœur, et par une claire et froide journée de décembre, il a hissé Marty avec précaution sur le siège du passager de sa Mercedes et il l’a emmené faire une petite balade. Mais ce jour-là, ils ne se sont pas grisés de vitesse en riant aux éclats. Marty a raconté posément son histoire, et l’oncle Al l’a écoutée avec une anxiété croissante.

D’abord, Marty a fait pour la énième fois le récit de la fabuleuse nuit du feu d’artifice en exposant par le menu à l’oncle Al la manière dont il s’y était pris pour crever l’œil de la créature avec son chapelet de pétards. Après cela, il lui a raconté Halloween, sa rencontre avec le révérend Lowe. Et pour finir, il lui a parlé des lettres anonymes qu’il a envoyées au révérend. Pas toutes anonymes en fait, puisqu’il en a encore expédié deux après le meurtre de Milt Sturmfuller à Portland, et que ces deux-là, il les a signées de son nom, précédé d’une des formules de politesse rituelles qu’on lui a enseignées à l’école Bien sincèrement vôtre, Martin Coslaw.

- Anonymes ou non, tu n’aurais pas dû envoyer de lettres à ce pauvre type ! s’est exclamé l’oncle Al avec de la dureté dans la voix. Bon Dieu, Marty ! L’idée t’es-t-elle seulement venue que tu pouvais te tromper ?

- J’y ai pensé, bien sûr, a répondu Marty. C’est pour ça que j’ai signé les deux dernières. Tu ne me demandes pas ce qui s’est passé ? Tu ne me demandes pas s’il a appelé mon père pour lui dire que je lui avais envoyé une lettre lui suggérant de se tuer, et une autre qui disait : “Vous êtes fait comme un rat ?

- Il ne l’a pas fait, n’est-ce pas ? a interrogé Al, sachant d’avance la réponse.

- Non, a dit Marty d’une voix tranquille. Il n’a pas téléphoné à papa. Ni à maman. Et à moi non plus, il ne m’a pas téléphoné.

- Marty, il pourrait avoir trente-six mille raisons de ne…

- Mais il n’y a pas trente-six mille raisons, oncle Al. Il n’y en a qu’une. C’est qu’il est le loup-garou. La Bête, c’est lui. Et il attend le retour de la pleine lune. Tant qu’il n’est que le révérend Lowe, il ne peut rien faire. Mais une fois loup-garou, il pourra faire un tas de choses. Se débarrasser de moi, par exemple.

Marty s’exprimait avec une candeur si confondante que l’oncle Al était presque convaincu.

- Qu’est-ce que tu attends de moi, Marty ? a-t-il demandé.

Alors Marty lui a dit qu’il voulait deux balles d’argent, et un revolver pour les tirer. Il voulait aussi que l’oncle Al vienne passer chez les Coslaw le réveillon du jour de l’an, qui coïncidait avec la pleine lune.

- Pas question ! s’est écrié l’oncle Al. Marty, tu es un brave gosse, mais je crois que tu perds les pédales. A mon avis, c’est ce fauteuil roulant qui te porte sur le ciboulot. Réfléchis un peu à tout ça, et tu verras bien que ça ne tourne pas rond chez toi.

- Peut-être, a dit Marty. Mais pense à ce que tu éprouveras si jamais mes parents t’appellent le premier janvier pour t’annoncer que j’ai été tué et dévoré dans mon lit. Tu veux avoir ça sur la conscience, oncle Al ?

Al a ouvert la bouche pour parler, puis il l’a refermée aussi sec. Il a engagé la Mercedes dans l’allée carrossable d’un pavillon. Ses pneus de devant produisaient un léger craquement sur la neige fraîche. Il a débrayé pour faire marche arrière. Al avait combattu au Vietnam, et il en était revenu décoré ; il était parvenu à déjouer toutes les manœuvres d’une série de jeunes personnes aguichantes qui s’étaient juré de lui mettre la bague au doigt ; et voilà qu’à présent il se faisait piéger en beauté par son neveu, un mioche de dix ans. Un mioche de dix ans infirme, par-dessus le marché. Évidemment qu’il ne voulait pas avoir une chose pareille sur la conscience, ni même seulement l’éventualité qu’elle puisse se produire. Et Marty le savait bien. Il savait bien que si l’oncle Al pensait qu’il pouvait y avoir ne serait-ce qu’une chance sur mille pour qu’il fût dans le vrai…

Quatre jours plus tard, le 10 décembre, l’oncle Al avait téléphoné.

- Grande nouvelle ! avait claironné Marty en regagnant le séjour à bord de son fauteuil roulant. L’oncle Al vient passer le réveillon du nouvel an avec nous !

- Ça, sûrement pas ! avait lancé sa mère d’une voix plus sèche et plus coupante que jamais.

Marty ne s’était pas laissé démonter.

- Zut ! avait-il fait. Excuse-moi, maman, mais je l’ai déjà invité. Il a dit qu’il apporterait de la poudre fumigène pour la cheminée…

La mère de Marty avait passé le reste de la journée à darder sur lui des regards venimeux chaque fois que leurs yeux se croisaient… mais elle n’avait pas appelé son frère pour annuler l’invitation et c’est cela seul qui comptait.

Ce soir-là, pendant qu’ils dînaient, Katie lui avait chuchoté :

- On te passe toujours tes caprices, rien que parce que tu es infirme.

Avec un large sourire, Marty s’était penché sur sa sœur, et il lui avait murmuré à l’oreille :

- Moi aussi je t’aime, Katie.

- Petit salaud ! s’était-elle écriée en s’écartant brusquement de lui.

Et voilà. Ça y est. Le soir du réveillon est enfin venu.

La tempête n’a pas arrêté de s’enfler, et en écoutant le vent qui mugissait à tue-tête et chassait devant lui de violentes bourrasques de neige, la mère de Marty a fini par se convaincre que son frère Al ne viendrait pas. A vrai dire, Marty lui-même a éprouvé de sérieux doutes par moments… Mais en fin de compte, l’oncle Al s’est garé devant chez eux sur le coup de 8 heures. Il ne conduisait pas sa petite Mercedes basse sur pattes, mais un énorme engin à quatre roues motrices qu’il avait emprunté à un ami.

A 11 heures et demie, toute la famille est allée au lit, laissant Marty et l’oncle Al en tête-à-tête. C’est à peu de chose près le scénario qu’avait imaginé Marty. L’oncle Al soutient toujours que son neveu travaille du chapeau ; n’empêche que ce n’est pas un revolver qu’il a apporté, mais deux. Il les avait dissimulés sous son gros parka de l’armée. Il tend le .38 à barillet chargé des deux balles d’argent à Marty dès que les parents de celui-ci se sont retirés pour la nuit (comme pour mieux souligner sa réprobation, la mère de Marty a violemment claqué derrière elle la porte de la chambre conjugale). L’autre arme est chargée de balles en plomb tout à fait conventionnelles. Mais Al s’est dit que si jamais un maniaque homicide faisait irruption dans la maison cette nuit (à mesure que le temps s’écoule et que rien n’arrive, il y croit de moins en moins), l’impact du .45 Magnum devrait suffire à l’arrêter.

A la télé, les caméras cadrent de plus en plus fréquemment l’énorme boule de lumière qui surmonte le gratte-ciel de l’Allied Chemical, à New York. Ce sont les derniers instants de l’année. Des acclamations s’élèvent de la foule. L’arbre de Noël des Coslaw se dresse encore dans un coin. Il vire déjà au brun et paraît bien chétif et nu à présent qu’on l’a dépouillé de ses cadeaux.

- Marty, il ne va rien… commence l’oncle Al.

Et à cet instant précis la baie panoramique de la salle de séjour vole en éclats avec un fracas clair et retentissant de verre brisé et le vent s’engouffre à l’intérieur de la pièce en gémissant lugubrement, poussant devant lui des tourbillons de neige blanche… et la Bête.

L’oncle Al reste pétrifié un instant, littéralement pétrifié, d’incrédulité et d’horreur. Elle est d’une taille imposante, cette Bête. Deux mètres dix, deux mètres vingt peut-être, et encore faut-il tenir compte du fait qu’elle a le buste tellement penché que l’extrémité de ses pattes de devant n’est qu’à quelques millimètres du tapis. Son unique œil vert (Elle correspond exactement à la description de Marty, songe confusément l’oncle Al, tout correspond, il n’a rien inventé) roule dans son orbite et elle promène autour d’elle un horrible regard vacant. Le regard se pose sur Marty. Un rugissement de triomphe caverneux gonfle la poitrine de la créature et au moment où il jaillit d’entre ses immenses crocs jaunâtres, elle bondit sur le garçonnet.

Le visage de Marty s’est empreint d’une étrange sérénité. Calmement, il lève son revolver. Il paraît excessivement frêle et menu dans son fauteuil roulant, avec les deux baguettes que ses jambes inutilisables dessinent sous le tissu informe de son jean délavé et ses pantoufles en mouton retourné qui dissimulent des pieds qui n’ont jamais éprouvé la moindre sensation. Et, chose inouïe, par-dessus le hurlement strident de la Bête et les mugissements du vent, par-dessus le tumulte invraisemblable qui fait rage dans son propre esprit où mille questions se bousculent et s’entrechoquent (est-il possible qu’une scène pareille se produise réellement au beau milieu de la réalité tangible qui l’entoure ?), Al entend clairement la voix de son neveu qui dit : “Pauvre révérend Lowe, je vais essayer de vous délivrer.”

A la seconde même où le loup-garou s’élance vers lui en projetant une grande ombre noire sur le tapis, ses pattes griffues tendues devant lui, Marty appuie sur la détente. En raison de la faible charge de poudre, le revolver n’émet qu’un “plop” dérisoire pareil à celui d’une carabine à air comprimé.

Mais le rugissement sauvage du loup-garou s’élève de plusieurs octaves d’un coup et se mue en un hurlement de souffrance d’une insupportable stridence. Il va dinguer contre une cloison que son épaule troue de part en part. Une gravure de chez Currier & Ives, qui représente une scène du Vieil Ouest, lui choit sur le crâne, glisse le long de l’épaisse toison de son dos et se brise au sol au moment où il se retourne. Des flots de sang ruissellent sur la face hirsute et féroce du loup-garou et son unique œil vert roule frénétiquement dans son orbite. Il s’avance, chancelant et grondant, dans la direction de Marty. Ses mains griffues s’ouvrent et se referment spasmodiquement, et ses mâchoires claquantes font pleuvoir autour de lui des jets de bave ensanglantée. Marty serre le revolver à deux mains, et sa posture évoque celle d’un nourrisson qui porte un gobelet à ses lèvres. Il attend, attend, attend… et à la seconde même où le loup-garou fait mine de plonger sur lui, il presse à nouveau la détente. Magiquement, l’œil restant de la créature s’éteint comme une chandelle dans un ouragan. Elle pousse un nouveau cri strident et, aveugle à présent, se dirige en titubant vers la fenêtre brisée. Les voilages de mousseline qui flottent au vent s’entortillent autour de sa tête, et Al voit de grandes fleurs de sang s’épanouir sur le tissu blanc. Au même instant, à la télé, la grosse boule scintillante commence à glisser lentement du haut de son mât.

Le loup-garou tombe à genoux au moment où Mr Coslaw surgit dans la pièce. Il est vêtu d’un pyjama jaune vif et on dirait que ses yeux vont lui sortir de la tête. Le .45 Magnum est toujours posé sur les genoux de l’oncle Al. Il ne l’a même pas levé.

La Bête s’effondre à présent.

Un long spasme la secoue. Elle est morte.

Herman Coslaw la contemple, les yeux ronds, la bouche ouverte.

Marty se retourne vers son oncle Al. Il tient le revolver fumant dans sa main droite et son visage a une expression d’intense fatigue… à laquelle se mêle une sorte de béatitude.

- Bonne année, oncle Al, dit-il. Elle est morte. La Bête est morte.

Et là-dessus, il fond en larmes.

Par terre, sous les mailles serrées des voilages qui lenveloppent (ces voilages auxquels Mrs Coslaw tient comme à la prunelle de ses yeux), le loup-garou est en train de changer. Les poils hirsutes qui le recouvraient entièrement semblent se rétracter à l’intérieur de son corps. Ses babines figées dans un rictus de rage et de douleur se distendent et retombent sur ses dents qui sont en train de rétrécir. Les griffes se volatilisent comme par magie et font place à des ongles… des ongles qui ont été rongés presque jusqu’au sang.

A présent, c’est le révérend Lester Lowe qui est étendu là, enveloppé du linceul sanglant des voilages. Des flocons de neige dansent follement autour de son cadavre.

L’oncle Al s’approche de Marty et le prend dans ses bras. Mr Coslaw est toujours abîmé dans la contemplation effarée du cadavre nu allongé dans sa salle de séjour. Et tandis que la mère de Marty pénètre sans bruit dans la pièce, serrant contre sa gorge le col de son peignoir, l’oncle Al étreint son neveu de tout son cœur.

- Tu as fait du beau travail, Marty, lui murmure-t-il. Tu es un gosse épatant, tu sais.

Dehors, le vent fouaille en hurlant le ciel obstrué de neige. A Tarker's Mills, la première minute de la nouvelle année sera à marquer d’une pierre blanche.


Note de l’auteur.

Les férus d’observation astronomique auront sans doute remarqué que j’ai pris de grandes libertés avec les cycles lunaires (et ce, quelle que soit l’année où peut se situer mon récit). J’ai fait cela dans le dessein de tirer parti de certaines journées (Saint-Valentin, 4 Juillet, etc.) qui “balisent” en quelque sorte les mois dans notre esprit à nous autres Américains. Je tiens à dire ici à ceux de mes lecteurs qui auraient pu croire que j’ai fait cela par pure ignorance qu’il n’en est rien… mais que c’était tout bonnement trop tentant.

Stephen King 4 août 1983.

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