Chủ Nhật, 17 tháng 11, 2013

Les catilinaires 1995 Amelie Nothomb.html

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Amélie Nothomb

                         

Les catilinaires.

(1995)

Editions Albin Michel, juillet 1995.

I.S.B.N. : 2.226.07876.2

Copyright : Editions Albin Michel, S.A. 1995, 22 rue Huyghens, 75014 Paris.

A Béatrice Commengé.

“Je te nommerai guerre et je prendrai sur toi les libertés de la guerre et j’aurai entre les mains ton visage obscur et traversé…”

            Yves Bonnefoy.

              On ne sait rien de soi. On croit s’habituer à être soi, c’est le contraire. Plus les années passent et moins on comprend qui est cette personne au nom de laquelle on dit et fait les choses.

            Ce n’est pas un problème. Où est l’inconvénient de vivre la vie d’un inconnu ? Cela vaut peut-être mieux : sachez qui vous êtes et vous vous prendrez en grippe.

            Cette étrangeté ordinaire ne m’aurait jamais gêné s’il n’y avait pas eu, quoi ? je ne vois pas comment dire, si je n’avais pas rencontré monsieur Bernardin.

            Je me demande quand a commencé cette histoire. Des dizaines de datations conviendraient, comme pour la guerre de Cent Ans. Il serait correct de dire que l’affaire a commencé il y a un an ; il serait juste aussi de dire qu’elle a pris sa tournure il y a six mois. Il serait cependant plus adéquat de situer son début aux alentours de mon mariage, il y a quarante-trois ans. Mais le plus vrai, au sens fort du terme, consisterait à faire commencer l’histoire à ma naissance, il y a soixante-six ans.

            Je m’en tiendrai à la première suggestion tout a débuté il y a un an.

            Il y a des maisons qui donnent des ordres. Elles sont plus impérieuses que le destin : au premier regard, on est vaincu. On devra habiter là.

            A l’approche de mes soixante-cinq ans, Juliette et moi cherchions quelque chose à la campagne. Nous avons vu cette maison et aussitôt nous avons su que ce serait la maison. Malgré mon dédain des majuscules, je me dois d’écrire la Maison, car ce serait celle que nous ne quitterions plus, celle qui nous attendait, celle que nous attendions depuis toujours.

Depuis toujours, oui : depuis que Juliette et moi sommes mari et femme. Légalement, cela fait quarante-trois années. En réalité, nous avons soixante ans de mariage. Nous étions dans la même classe au cours préparatoire. Le jour de la rentrée, nous nous sommes vus et nous nous sommes aimés. Nous ne nous sommes jamais quittés.

Juliette a toujours été ma femme ; elle a aussi toujours été ma soeur et ma fille – bien que nous ayons le même âge à un mois près. Pour cette raison, nous n’avons pas eu d’enfant. Je n’ai jamais eu besoin d’une autre personne : Juliette est tout pour moi.

            J’étais professeur de latin et de grec au lycée. J’aimais ce métier, j’avais de bons contacts avec mes rares élèves. Cependant, j’attendais la retraite comme le mystique attend la mort.

            Ma comparaison n’est pas gratuite. Juliette et moi avons toujours aspiré à être libérés de ce que les hommes ont fait de la vie. Etudes, travail, mondanités même réduites à leur plus simple expression, c’était encore trop pour nous. Notre propre mariage nous a laissé l’impression d’une formalité.

            Juliette et moi, nous voulions avoir soixante-cinq ans, nous voulions quitter cette perte de temps qu’est le monde. Citadins depuis notre naissance, nous désirions vivre à la campagne, moins par amour de la nature que par besoin de solitude. Un besoin forcené qui s’apparente à la faim, à la soif et au dégoût.

            Quand nous avons vu la Maison, nous avons éprouvé un soulagement délicieux : il existait donc, cet endroit auquel nous aspirions depuis notre enfance. Si nous avions osé l’imaginer, nous l’aurions imaginé comme cette clairière près de la rivière, avec cette maison qui était la Maison, jolie, invisible, escaladée d’une glycine.

            A quatre kilomètres de là, il y a Mauves, le village, où nous trouvons tout ce dont nous avons besoin. De l’autre côté de la rivière, une autre maison indiscernable. Le propriétaire nous avait dit qu’elle était habitée par un médecin. A supposer que nous ayons voulu être rassurés, c’était encore mieux : Juliette et moi allions nous retirer du monde, mais à trente mètres de notre asile, il y aurait un docteur !

            Nous n’avons pas hésité un instant. En une heure, la maison est devenue la Maison.

            Elle ne coûtait pas cher, il n’y avait pas de travaux à faire. Il nous paraissait hors de doute que la chance avait tenu les rênes dans cette affaire.

            Il neige. Quand nous avons emménagé il y a un an, il neigeait aussi. Nous étions ravis : ces centimètres de blancheur nous donnèrent, dès le premier soir, l’impression tenace d’être chez nous. Le lendemain matin, nous nous sentions plus dans nos murs que pendant les quarante-trois années précédentes, dans cet appartement citadin dont nous n’avions pourtant jamais bougé.

            Je pouvais enfin me consacrer tout entier à Juliette.

            C’est difficile à expliquer : je n’ai jamais eu l’impression d’avoir eu assez de temps pour ma femme. En soixante années, que lui ai-je donné ? Elle est tout pour moi. Elle en dit autant à mon sujet, sans que cela efface mon sentiment d’insuffisance profonde. Ce n’est pas que je me trouve mauvais ou médiocre, mais Juliette n’a jamais eu rien ni personne d’autre que moi. J’ai été et je suis sa vie. Cette pensée me noue la gorge.

            Qu’avons-nous fait, ces premiers jours, à la Maison ? Rien, je crois. A part quelques promenades dans la forêt si blanche et silencieuse que nous nous arrêtions souvent de marcher pour nous regarder d’un air étonné.

            A part cela, rien. Nous étions arrivés là où nous avions voulu être depuis notre enfance. Et d’emblée nous avions su que cette existence était celle à laquelle nous avions toujours aspiré. Si notre paix n’avait pas été troublée, je sais que nous aurions vécu ainsi jusqu’à la mort.

            Cette dernière phrase me donne froid dans le dos. Je me rends compte que je raconte mal. Je fais des erreurs. Non pas des inexactitudes ni des contre-vérités, mais des erreurs. C’est sans doute parce que je ne comprends pas cette histoire : elle me dépasse.

            Un détail de cette première semaine dont je me souviens à la perfection : je préparais un feu dans la cheminée et, bien entendu, je m’y prenais mal. Il paraît qu’il faut des années pour réussir cet exploit. J’avais confectionné quelque chose qui brûlait ; cependant, ce ne pouvait pas être appelé feu, car il était clair que cela ne durerait pas. Disons que j’avais donné lieu à une combustion momentanée : j’en étais déjà fier.

            Accroupi près de l’âtre, j’ai tourné la tête et j’ai vu Juliette. Elle était assise dans un fauteuil bas, tout près, et elle contemplait le feu avec ce regard qui est le sien : concentration respectueuse sur la chose, en l’occurrence sur ce pauvre foyer.

            Saisissement : elle n’avait pas changé d’un pouce, non pas depuis notre mariage, mais depuis notre première rencontre. Elle avait un peu grandi, très peu, ses cheveux avaient blanchi, tout le reste, c’està-dire tout, était pareil à un point hallucinant.

            Ce regard qu’elle avait pour le feu, c’était celui qu’elle avait pour l’institutrice, en classe. Ces mains posées sur ses genoux, ce port de tête immobile, ces lèvres calmes, cet air sage d’enfant intrigué d’être présent : je savais depuis toujours qu’elle n’avait pas changé, pourtant, je ne l’avais jamais su à ce point.

            Cette révélation m’a broyé d’émotion. Je ne veillais plus à la flambée précaire, je n’avais d’yeux que pour la fillette de six ans avec laquelle je vivais depuis près de soixante ans.

            Je ne sais pas combien de minutes cela a duré. Soudain, elle a tourné la tête vers moi et elle a vu que je la regardais. Elle a murmuré :

            - Le feu ne brûle plus.

            J’ai dit, comme si c’était une réponse :

            - Le temps n’existe pas.

            Je n’avais jamais été aussi heureux de ma vie.

            Une semaine après notre arrivée à la Maison, nous avions la conviction de n’avoir jamais habité ailleurs.

            Un matin, nous avons pris la voiture pour aller au village acheter des provisions. L’épicerie de Mauves nous ravissait : elle ne vendait pas grand-chose et cette absence de choix nous mettait dans une joie inexplicable.

            En rentrant, j’ai observé :

            - Tu vois, la cheminée du voisin ne fume pas. On peut vivre ici depuis longtemps et ne pas être encore capable de faire du feu.

            Juliette n’en revenait pas que nous ayons un garage : nous n’en avions jamais eu. Comme j’en fermais la porte, elle dit :

            - Pour la voiture aussi, cette maison est la Maison.

            J’entendais les majuscules. Je souriais.

            Nous avions rangé les provisions. La neige recommençait à tomber. Ma femme déclara que nous avions bien fait d’aller aux commissions le matin. Bientôt, la route serait impraticable.

            Cette idée me rendit joyeux, tout me rendait joyeux. Je dis :

            - Mon proverbe favori a toujours été “Pour vivre heureux, vivons cachés.” Nous y sommes, non ?

            - Oui, nous y sommes.

            - Je ne sais plus quel écrivain a ajouté, il n’y a pas longtemps : “Pour vivre cachés, vivons heureux.” C’est encore plus vrai. Et cela nous convient encore mieux.

            Juliette regardait la neige tomber. Je ne voyais que son dos, mais je savais comment étaient ses yeux.

            L’après-midi même, vers 4 heures, quelqu’un frappa à la porte.

            J’allai ouvrir. C’était un gros monsieur qui semblait plus âgé que moi.

            - Je suis monsieur Bernardin. Votre voisin.

            Qu’un voisin vienne faire la connaissance de nouveaux arrivants, a fortiori dans une clairière bâtie de deux maisons en tout et pour tout, quoi de plus normal ? En outre, il n’y avait pas plus quelconque que le visage de cet homme. Je me souviens pourtant d’être resté figé d’ahurissement, comme Robinson lors de sa rencontre avec Vendredi.

            Quelques secondes pesèrent avant que je prenne conscience de mon impolitesse et que je prononce les paroles attendues

            - Bien sûr. Vous êtes le docteur. Entrez.

            Quand il fut au salon, j’allai chercher Juliette. Elle eut l’air apeuré. Je souris.

            - Ce n’est rien qu’une petite visite de courtoisie, chuchotai-je.

            Monsieur Bernardin serra la main de ma femme puis s’assit. Il accepta une tasse de café. Je lui demandai s’il habitait la maison voisine depuis longtemps.

            - Depuis quarante ans, répondit-il.

            Je m’extasiai

            - Quarante ans ici ! Comme vous avez dû être heureux !

            Il ne dit rien. J’en conclus qu’il n’avait pas été heureux et je n’insistai pas.

            - Etes-vous le seul médecin, à Mauves ?

            - Oui.

            - Sacrée responsabilité !

            - Non. Personne n’est malade.

            Il n’y avait rien d’étonnant à cela. La population du village ne devait pas dépasser cent âmes. Peu de chances, donc, de tomber sur une personne en mauvaise santé.

            Je lui arrachai quelques autres renseignements élémentaires, arracher est le verbe adéquat : il répondait le moins possible. Quand je ne parlais pas, il ne parlait pas non plus. J’appris qu’il était marié, qu’il n’avait pas d’enfant et qu’en cas de maladie nous pouvions le consulter. Ce qui me fit dire :

            - Quelle aubaine de vous avoir pour voisin !

            Il resta impassible. Je lui trouvais l’air d’un bouddha triste. En tout cas, on ne pouvait pas lui reprocher d’être bavard.

            Pendant deux heures, immobile dans le fauteuil, il répondit à mes questions anodines. Il mettait du temps à parler, comme s’il lui fallait réfléchir, même quand je l’interrogeais sur le climat.

            Il me parut touchant : je ne doutai pas un instant que cette visite l’ennuyait. Il était clair qu’il s’y était senti obligé par une conception naïve des convenances. Il semblait attendre désespérément le moment de partir. Je voyais qu’il était trop gourd et empêtré pour oser prononcer les paroles libératrices : “Je ne vais pas vous déranger plus longtemps”, ou : “Je suis content d’avoir fait votre connaissance.”

            Au bout de ces deux heures pathétiques, il finit par se lever. Je crus lire sur son visage ce message désemparé : “Je ne sais pas quoi dire pour partir sans être grossier.”

            Attendri, je volai à son secours

            - Comme c’est gentil à vous de nous avoir tenu compagnie ! Mais votre femme doit s’inquiéter de votre absence.

            Il ne répondit rien, enfila son manteau, prit congé et sortit.

            Je le regardai s’éloigner en réprimant mon envie de rire. Quand il fut à distance, je dis à Juliette

            - Pauvre monsieur Bernardin ! Comme sa visite de courtoisie lui a pesé !

            - Il n’a pas beaucoup de conversation.

            - Quelle chance ! Voici un voisin qui ne nous dérangera pas.

            Je serrai ma femme dans mes bras en murmurant :

            - Te rends-tu compte à quel point nous sommes seuls, ici ? Te rends-tu compte à quel point nous allons être seuls ?

            Nous n’avions jamais rien voulu d’autre. C’était un bonheur sans nom.

            Comme disait le poète cité par Scutenaire : “On n’est jamais assez rien du tout.”

            Le lendemain, vers 4 heures, monsieur Bernardin vint frapper à la porte.

            Comme je le faisais entrer, je pensai qu’il allait nous annoncer la visite de courtoisie de madame Bernardin.

            Le docteur prit le même fauteuil que la veille, accepta une tasse de café et se tut.

            - Comment allez-vous depuis hier?

            - Bien.

            - Votre femme nous fera-t-elle, elle aussi, l’honneur d’une visite ?

            - Non.

            - J’espère qu’elle va bien?

            - Oui.

            - Forcément. La femme d’un médecin ne peut pas être en mauvaise santé, n’est-ce pas ?

            - Non.

            Je m’interrogeai un instant sur ce non, songeant aux règles logiques des réponses aux questions négatives. J’eus la sottise d’enchaîner :

            - Si vous étiez un japonais ou un ordinateur, je serais forcé de conclure que votre femme est malade.

            Silence. Une bouffée de honte m’assaillit.

            - Excusez-moi. J’ai été professeur de latin pendant près de quarante années et je m’imagine parfois que les gens partagent mes obsessions linguistiques.

            Silence. Il me sembla que monsieur Bernardin regardait par la fenêtre.

            - Il ne neige plus. Heureusement. Vous avez vu ce qui est tombé cette nuit ?

            - Oui.

            - Neige-t-il autant, chaque hiver, ici ?

            - Non.

            - La route est-elle parfois bloquée par la neige ?

            - Parfois.

            - Le reste-t-elle longtemps ?

            - Non.

            - Ah. La voirie s’en occupe vite ?

            - Oui.

            - Tant mieux.

            Si, à mon âge, je me souviens avec une telle précision d’une conversation vieille d’un an et d’une insignifiance pareille, c’est à cause de la lenteur des réponses du docteur. A chacune des questions précitées, il mettait un quart de minute avant de réagir.

            Après tout, de la part d’un homme qui semblait avoir soixante-dix ans, c’était normal. Je pensai que, dans cinq années, je l’aurais peut-être rejoint.

            Timide, Juliette vint s’asseoir à côté de monsieur Bernardin. Elle le contemplait avec ce regard que j’ai déjà décrit, fait d’attention respectueuse. Ses yeux à lui restaient dans le vague.

            - Encore une tasse de café, monsieur ? demanda-t-elle.

            Il refusa. “Non.” Je fus un rien choqué par l’absence de “merci” et de “madame”. Il était clair que les mots “oui” et “non” constituaient l’essentiel de son vocabulaire. Quant à moi, je commençais à me demander pourquoi il s’incrustait. Il ne disait rien et n’avait rien à dire. Un soupçon s’insinua en ma pensée :

            - Etes-vous bien chauffé, chez vous, monsieur ?

            - Oui.

            Ma tournure d’esprit expérimentale me poussa néanmoins à prolonger l’examen, histoire d’explorer les limites de son laconisme.

            - Vous n’avez pas de feu ouvert, je crois ?

            - Non.

            - Vous vous chauffez au gaz ?

            - Oui.

            - Ca ne vous pose pas de problème ?

            - Non.

            Cela ne s’arrangeait pas. J’essayai une question à laquelle il n’était pas possible de répondre par oui ou par non :

            - Comment occupez-vous vos journées ?

            Silence. Son regard se courrouça. Il plissa les lèvres, comme si je l’avais offensé. Ce mécontentement muet m’impressionna au point de me faire honte.

            - Pardonnez-moi, je suis indiscret.

            L’instant d’après, ce repli me parut ridicule. Ma question n’avait rien de choquant ! C’était lui qui était impoli, en venant nous envahir sans avoir rien à nous dire.

            Je réfléchis que, même s’il avait été bavard, son comportement eût été incorrect. Et eussé je préféré qu’il m’arrosât d’un flot de paroles ? Difficile à préciser. Mais comme son silence était crispant !

            J’imaginai soudain une autre possibilité il avait un service à nous demander et n’osait pas. Je lançai diverses suggestions :

            - Avez-vous le téléphone ?

            - Oui.

            - La radio, la télévision ?

            - Non.

            - Nous non plus. On vit très bien sans, non ?

            - Oui.

            - Vous avez des problèmes de voiture ?

            - Non.

            - Aimez-vous lire ?

            - Non.

            Il avait au moins le mérite de la franchise. Mais comment pouvait-on vivre dans ce trou perdu sans le goût de la lecture ? J’en fus effrayé. D’autant qu’il avait dit, la veille, ne pas avoir de clients au village.

            - Un bel endroit pour les promenades, ici. Vous vous promenez souvent ?

            - Non.

            J’examinai sa graisse en pensant que j’aurais dû m’en douter. “Curieux, quand même, qu’un médecin soit si gros !” me dis-je.

            - Vous avez une spécialisation ?

            J’obtins une réponse d’une longueur record :

            - Oui, en cardiologie. Mais j’exerce comme généraliste.

            Stupéfaction. Cet homme à l’air abruti était cardiologue. Cela supposait des études ardues, acharnées. Il y avait donc une intelligence dans cette tête.

            Fasciné, j’inversai alors tout ce que j’avais cru : mon voisin était un esprit supérieur. S’il mettait quinze secondes à trouver des réponses à mes questions simplistes, c’était une manière de souligner l’inanité de mes interrogations. S’il ne parlait pas, c’était parce qu’il n’avait pas peur du silence. S’il ne lisait pas, ce devait être pour un motif mallarméen, conforme à ce que j’entrevoyais de sa triste chair. Son laconisme et sa prédilection pour les oui et les non en faisaient un disciple de saint Matthieu et de Bernanos. Ses yeux qui ne regardaient rien trahissaient son insatisfaction existentielle.

            Dès lors, tout s’expliquait. S’il vivait ici depuis quarante ans, c’était par dégoût du monde. Et s’il venait chez moi pour se taire, c’était pour tenter, à l’approche de la mort, une communication d’un genre nouveau.

            Je résolus de me taire aussi.

            C’était la première fois de ma vie que je me taisais en tête à tête avec quelqu’un. Pour être plus exact, je l’avais déjà fait avec Juliette : c’était d’ailleurs le mode le plus fréquent de notre échange qui avait eu le temps, depuis nos six ans, de dépasser le langage. Mais je ne pouvais pas en espérer autant avec monsieur Bernardin.

            Pourtant, au début, j’entrai dans son silence avec confiance. Cela paraissait facile. Il suffisait de ne plus remuer les lèvres, de ne plus chercher la phrase à dire. Hélas, tous les mutismes ne se ressemblent pas : celui de Juliette était un univers feutré, riche de promesses et peuplé d’animaux mythologiques, quand celui du docteur crispait dès le vestibule et ne laissait de l’être humain qu’une matière indigente.

            J’essayai de tenir encore, comme un plongeur tente de prolonger une apnée. C’était un séjour terrible que le silence de notre voisin. Mes mains devenaient moites et ma langue sèche.

            Le pire, c’est que notre hôte semblait incommodé par ma tentative. Il finit par me regarder d’un air outré, comme pour signifier : “Vous êtes bien grossier de ne pas me faire la conversation !”

            Je rendis les armes. Mes lèvres pusillanimes se mirent en mouvement pour produire du bruit, n’importe quel bruit. A ma grande surprise, ce fut :

            - Ma femme se nomme Juliette et moi Emile.

            Je n’en revenais pas. Quelle familiarité ridicule ! Je n’avais jamais voulu informer ce monsieur de nos prénoms. Pourquoi diable mon appareil phonatoire adoptait-il ce genre de manières ?

            Le docteur sembla partager ma réprobation car il ne dit rien, pas même : “Ah.” Il n’y eut pas non plus dans ses yeux cet écho vague dont la traduction est : “J’ai entendu.”

            J’eus l’impression que nous venions de nous livrer à une partie de bras de fer et qu’il m’avait écrasé. Son visage affichait l’impassibilité du triomphe.

            Et moi, misérable vaincu, je m’enfonçai :

            - Quel est votre prénom, monsieur ?

            Après la quinzaine de secondes rituelle, sa voix toujours atone me répondit :

            - Palamède.

            - Palamède ? Palamède ! C’est merveilleux ! Ignorez-vous que c’est Palamède qui a inventé le jeu de dés, pendant le siège de Troie ?

            Je ne saurai jamais si monsieur Bernardin était au courant car il ne dit rien. Quant à moi, j’étais tout à la joie de ce divertissement onomastique.

            - Palamède ! Cela sied à votre côté mallarméen : “Un coup de dés jamais n’effacera le hasard !”

            Notre voisin eut l’air de prendre ma remarque de haut. Il se taisait, comme si j’avais dépassé les bornes du grotesque.

            - Comprenez-moi : je ris parce que votre prénom est inattendu. Mais c’est très joli, Palamède.

            Silence.

            - Votre père était-il, comme moi, professeur de langues anciennes ?

            - Non.

            “Non” : c’est tout ce que j’avais le droit d’apprendre au sujet de monsieur Bernardin père. Je commençais à trouver la situation irritante. J’ai toujours eu horreur de poser des questions aux gens. Après tout, si j’étais venu m’enterrer dans ce trou perdu, c’était pour ça. Un observateur extérieur eût pu donner raison au docteur : d’abord parce que j’étais indiscret, ensuite parce que la sagesse n’est jamais du côté de celui qui parle. Mais cet observateur eût ignoré une donnée qui rendait ce tête-à-tête incompréhensible, à savoir que c’était ce monsieur qui s’imposait chez moi.

            Je fus à deux doigts de lui demander “Pourquoi êtes-vous venu me voir ?” La phrase ne sortit pas. Elle me parut trop brusque, elle ne pouvait signifier qu’une incitation à partir. C’était ce que je souhaitais, certes. Je n’avais cependant pas le courage de me conduire comme un rustre.

            Palamède Bernardin, lui, avait ce courage : il restait assis, ne regardant rien, l’air abruti et mécontent à la fois. Etait-il conscient de la grossièreté de son attitude ? Comment le savoir ?

            Pendant ce temps, Juliette était restée assise à côté de lui. Elle l’observait, elle semblait le trouver très intéressant. Elle avait l’air d’un zoologiste qui étudie le comportement d’une bête étrange.

            Le contraste entre sa silhouette frêle, aux yeux habités, et la masse inerte de notre voisin ne manquait pas de sel. Je ne me sentais pas le droit d’en rire, hélas. Pour la première fois de ma vie, je regrettais ma bonne éducation.

            Que diable lui dire encore ? Je grattai mon esprit à la recherche d’un sujet innocent.

            - Allez-vous parfois à la ville ?

            - Non.

            - Vous trouvez tout ce qu’il vous faut au village ?

            - Oui.

            - Il n’y a pourtant pas grand-chose à l’épicerie de Mauves.

            - Oui.

            “Oui.” Oui ? Que voulait dire ce oui ? Un non n’eût-il pas mieux convenu ? Le démon de la linguistique me reprenait quand Juliette intervint :

            - Il n’y avait pas de laitue, monsieur. Evidemment, ce n’est pas la saison. Mais c’est difficile de vivre sans laitue. En trouvet-on au printemps ?

            La question semblait dépasser les moyens intellectuels de notre hôte. Après avoir cru qu’il était un mage, j’en revins à la première hypothèse : c’était un demeuré. Car, s’il n’avait pas été idiot, il eût répondu soit “oui”, soit “non”, soit “je ne sais pas”.

            Il prit à nouveau son air incommodé. Pourtant, le propos de ma femme ne pouvait pas être taxé d’indiscrétion. J’intervins avec un respect exagéré :

            - Voyons, Juliette, pose-t-on des questions ménagères à un homme tel que monsieur Bernardin ?

            - Monsieur Bernardin ne mange pas de salade ?

            - C’est l’affaire de madame Bernardin.

            Elle se retourna vers le docteur pour poser cette question dont je me demandai si elle était candide ou impertinente :

            - Est-ce que madame Bernardin mange de la salade ?

            J’étais sur le point d’intervenir quand il dit, après son temps de réflexion habituel :

            - Oui.

            Le simple fait qu’il ait daigné répondre prouvait le bon choix de la question. C’était donc ce genre de choses que l’on pouvait lui demander. Avec la liste des légumes, nous pouvions nous en tirer quelque temps.

            - Vous mangez des tomates, aussi ?

            - Oui.

            - Des navets ?

            - Oui.

            La taxinomie des primeurs était une solution merveilleuse, mais un certain sens de la décence m’empêcha de continuer. Dommage, car cela commençait à m’amuser.

            Je me souviens d’avoir pataugé encore longtemps entre les silences et les questions ineptes.

            Vers 6 heures du soir, comme la veille, il se leva pour partir. Je n’y croyais plus. Je ne peux pas dire à quel point ces deux heures m’avaient paru interminables. J’étais épuisé comme si je venais de me battre contre le cyclope, pire, contre le contraire du cyclope. En effet, ce dernier s’appelait Polyphème, soit “celui qui parle beaucoup”. Affronter un bavard est une épreuve, certes. Mais que faire de celui qui vous envahit pour vous imposer son mutisme ?

            La veille, quand le voisin était parti, j’avais ri. Ce jour-là, je ne riais plus. Juliette me demanda, comme si j’étais omniscient :

            - Pourquoi est-il venu aujourd’hui ?

            Pour la rassurer, j’inventai cette réponse difficile à croire :

            - Il y a des gens qui considèrent qu’une visite de courtoisie ne suffit pas. Ils en font deux. Nous en sommes quittes, maintenant.

            - Ah ! Tant mieux. Il prend beaucoup de place, ce monsieur.

            Je souris. Pourtant, je redoutais le pire.

            Le lendemain matin, je me réveillai nerveux. Je n’osais pas m’en avouer le motif. Pour échapper à cette anxiété vague, j’élaborai un plan de campagne.

            - Aujourd’hui, nous allons nous faire un sapin de Noël.

            Juliette tombait des nues.

            - Mais Noël est passé. Nous sommes en janvier.

            - Aucune importance.

            - Nous n’avons jamais eu de sapin de Noël !

            - Cette année, nous en aurons un.

            Comme un général, j’organisai les opérations : nous irions au village acheter le sapin et les décorations. L’après-midi, nous installerions l’arbre dans le salon et le parerions.

            Il va de soi que cela m’était égal, d’avoir ou non un sapin de Noël. C’était tout ce que j’avais trouvé pour meubler mon inquiétude.

            Au village, on ne vendait plus aucun sapin. Nous achetâmes quelques guirlandes et des boules multicolores, mais aussi une hache et une scie. Au retour, j’arrêtai la voiture au milieu de la forêt et, avec la maladresse des néophytes, je coupai un petit sapin. Je l’entreposai dans le coffre que je dus laisser ouvert.

            L’après-midi, nous eûmes toutes les peines du monde à faire tenir l’arbre debout dans le salon. Je décrétai que l’an prochain, nous le prendrions avec ses racines et le mettrions dans un pot. Ensuite, il fallut répartir sur les branches les décorations qui étaient d’un goût douteux. Ma femme s’amusait beaucoup : elle trouva que le sapin était pimpant comme une villageoise sortant de chez le coiffeur. Elle suggéra d’y ajouter quelques bigoudis.

            Juliette semblait avoir oublié la menace qui planait sur nos têtes. Mais j’étais angoissé et je regardais ma montre à la dérobée.

            A 4 heures pile, on frappa à la porte.

            Ma femme murmura :

            - Oh non !

            A ces deux mots, je compris que mes manoeuvres n’avaient pas endormi sa crainte.

            Résigné, j’ouvris la porte. Notre tortionnaire était seul. Il grommela un “bonjour”, me tendit son manteau et, déjà habitué, alla s’asseoir dans son fauteuil au salon. Il accepta une tasse de café et ne dit rien.

            J’eus la hardiesse de lui demander, à l’instar de la veille, si son épouse allait venir, ce que je ne souhaitais pas, mais qui eût au moins donné un motif à cette visite.

            L’air incommodé, il sortit l’un des grands mots de son répertoire :

            - Non.

            Cela commençait à ressembler à un cauchemar. Au moins notre activité du jour me procurait-elle un brillant sujet de conversation :

            - Vous avez vu ? Nous avons installé un sapin de Noël.

            - Oui.

            Je faillis demander : “Il est beau, n’est-ce pas ?” mais je tentai une expérience scientifique par une question autrement audacieuse :

            - Comment le trouvez-vous ?

            Là, personne ne pouvait me taxer d’indiscrétion. Je retenais mon souffle. L’enjeu était important : monsieur Bernardin possédait-il les notions du beau et du laid ?

            Après son temps de réflexion et un vague regard sur notre oeuvre d’art, nous eûmes droit à une réponse ambiguë, proférée d’une voix vide :

            - Bien.

            “Bien” : qu’est-ce que cela signifiait dans son lexique intérieur ? Ce mot comportait-il un jugement esthétique, ou était-il d’ordre moral, “il est de bon ton d’avoir un sapin de Noël” ? J’insistai :

            - Qu’entendez-vous par “bien” ?

            Le docteur eut l’air mécontent. Je remarquai qu’il prenait cette expression quand mes questions excédaient le champ lexical de ses réponses habituelles. Pour un peu, il eût réussi à me faire honte, comme les deux premiers jours, où j’en étais arrivé à croire que mes propos étaient déplacés. Cette fois, je décidai de résister :

            - Cela signifie-t-il que vous le trouvez beau ?

            - Oui.

            Flûte. J’avais oublié qu’il ne fallait pas lui laisser l’occasion de placer ses deux mots favoris.

            - Et vous, vous avez un sapin de Noël ?

            - Non.

            - Pourquoi ?

            Visage courroucé de notre hôte. Je pensais : “C’est ça, prends ton air fâché. Il est vrai que je te pose une question d’une impolitesse rare : pourquoi n’as-tu pas de sapin ? Quel rustre je fais ! Et je ne t’aiderai pas, cette fois-ci. Tu n’as qu’à trouver la réponse tout seul.”

            Les secondes passaient, monsieur Bernardin fronçait les sourcils, soit qu’il réfléchît, soit qu’il ruminât sa colère d’avoir à affronter une énigme digne de celle du sphinx. Je commençais à me sentir très bien.

            Quelle ne fut pas ma stupeur d’entendre Juliette suggérer d’une voix gentille :

            - Peut-être que monsieur ne sait pas pourquoi il n’a pas de sapin. Souvent, on ne connaît pas les raisons de ces choses-là.

            Je la regardai avec désolation. Elle avait tout fait rater.

            Tiré d’affaire, notre voisin avait recouvré sa placidité. En l’examinant, je m’aperçus que ce mot ne lui convenait pas. Il n’avait rien de placide : je lui avais accolé ce terme parce qu’il est d’usage d’en qualifier les gros. Or, nulle trace de cette douceur et de ce flegme sur le visage de notre tortionnaire. Au fond, sa figure n’exprimait rien d’autre que la tristesse. Mais ce n’était pas la tristesse élégante que l’on prête aux Portugais, c’était une tristesse pesante, imperturbable et sans issue, car on la sentait fondue dans sa graisse.

            A la réflexion, avais-je déjà vu des gros joyeux ? Je sondai en vain ma mémoire. Il me parut que la réputation de gaieté des obèses était infondée : la plupart d’entre eux avaient au contraire le faciès accablé de monsieur Bernardin.

            Ce devait être l’un des motifs pour lesquels sa présence était si désagréable. S’il avait eu l’air heureux, j’imagine que son mutisme ne m’eût pas tant oppressé. Il y avait quelque chose d’éprouvant dans la stagnation de ce désespoir gras.

            Juliette, qui était encore plus frêle que menue, avait le visage gai même quand elle ne souriait pas. Dans le cas de notre hôte, ce devait être le contraire, à supposer qu’il lui arrivât de sourire.

            Suite à l’échec du questionnement sur les sapins de Noël et leur raison d’être ou de ne pas être, je ne sais plus ce que j’ai dit. Je me souviens seulement que ce fut long, long et pénible.

            Quand il partit enfin, je ne pus croire qu’il fût 6 heures du soir : je pensais dur comme fer qu’il était 9 heures et je voyais le moment où il allait s’imposer à dîner. Il n’était donc resté “que” deux heures, à l’instar de la veille et de l’avant-veille.

            Avec l’injustice des gens exaspérés, je m’en pris à ma femme :

            - Pourquoi es-tu venue à son secours pour le sapin de Noël ? Il fallait le laisser patauger !

            - Je suis venue à son secours ?

            - Oui ! Tu as répondu à sa place.

            - C’est parce que ta question me semblait un peu déplacée.

            - Elle l’était ! Raison de plus pour qu’on la lui pose. Ne serait-ce que pour tester le niveau de son intelligence.

            - Il est cardiologue, quand même.

            - Il a peut-être été intelligent dans un passé lointain. Maintenant, il est clair qu’il ne lui en reste rien.

            - Tu n’as pas plutôt l’impression qu’il a un problème ? Il a un air malheureux et fataliste, ce monsieur.

            - Ecoute, Juliette, tu es adorable, mais nous ne sommes pas des saint-bernard.

            - Tu crois qu’il va revenir demain ?

            - Comment veux-tu que je le sache?

            Je me rendis compte que j’élevais la voix. Je passais mes nerfs sur ma femme, comme le dernier des médiocres.

            - Excuse-moi. Ce type me met hors de moi.

            - S’il revient demain, que fait-on, Emile ?

            - Je ne sais pas. Qu’est-ce que tu en penses ?

            Je me sentais lâche.

            Elle dit avec un sourire

            - Peut-être qu’il ne viendra pas demain.

            - Peut-être.

            Hélas, je n’y croyais plus.

            Le lendemain, à 4 heures de l’après-midi, quelqu’un frappa à la porte. Nous savions de qui il s’agissait.

            Monsieur Bernardin se tut. Il avait l’air de trouver que notre manque de conversation était le comble de l’impolitesse.

            Deux heures plus tard, il s’en alla.

            - Demain, Juliette, à 4 heures moins 10, nous partirons nous promener.

            Elle éclata de rire.

            Le lendemain, à 3 heures 50, nous nous en allions à pied. Il neigeait. Nous étions ravis, nous nous sentions libres. Jamais promenade ne nous avait donné tant de joie.

            Ma femme avait dix ans. Elle rejetait la tête en arrière de manière à avoir le visage face au ciel. Elle ouvrait grand la bouche et s’appliquait à avaler le plus de flocons possible. Elle prétendait les compter. De temps en temps, elle m’annonçait un chiffre invraisemblable :

            - Cent cinquante-cinq.

            - Menteuse.

            Dans la forêt, nos pas faisaient aussi peu de bruit que la neige. Nous ne disions rien, nous redécouvrions que le mutisme équivalait au bonheur.

            La nuit ne tarda pas à tomber. A la faveur de la blancheur omniprésente, la clarté surenchérit. Si le silence devait s’incarner en une matière, ce serait dans la neige.

            Il était passé 6 heures quand nous regagnâmes la Maison. Les traces de pas d’un seul homme, encore récentes, menaient jusqu’à la porte puis retournaient chez le voisin. Elles nous firent éclater de rire, en particulier celles qui témoignaient d’une longue attente bredouille devant l’entrée. Nous avions l’impression de pouvoir lire dans ces empreintes ; nous y distinguions avec précision l’air mécontent de monsieur Bernardin qui avait dû penser que nous étions bien mal élevés de ne pas être là pour l’accueillir.

            Juliette était hilare. Elle me parut surexcitée : la conjonction de cette promenade féerique et de la déconvenue du docteur l’avait mise en état d’ébriété mentale. Il y avait eu si peu de choses dans sa vie qu’elle réagissait à tout avec une intensité extrême.

            La nuit, elle dormit mal. Le lendemain matin, elle toussait. Je m’en voulus : comment avais-je pu la laisser courir nu-tête sous la neige, avaler des centaines de flocons ?

            Rien de grave, mais il serait hors de question de se promener ce jour-là.

            Je lui apportai de la tisane au lit.

            - Va-t-il venir, aujourd’hui ?

            Nous ne devions même plus préciser qui était “il”.

            - Peut-être notre absence d’hier l’aurat-elle découragé.

            - A 4 heures, les autres fois, nous avions allumé la lumière du salon. Nous pourrions ne pas l’allumer.

            - Hier, nous n’avions pas allumé. Cela ne l’a pas empêché de venir.

            - Au fond, Emile, sommes-nous obligés de lui ouvrir ?

            Je soupirai, en pensant que la vérité sort toujours de la bouche des innocents.

            - Tu as posé la bonne question.

            - Tu n’as pas répondu.

            - La loi ne nous force pas à lui ouvrir la porte. C’est la politesse qui nous y contraint.

            - Sommes-nous obligés d’être polis ?

            Elle touchait à nouveau un point sensible.

            - Personne n’est obligé d’être poli.

            - Alors ?

            - Le problème, Juliette, ne tient pas à notre devoir, mais à notre pouvoir.

            - Je ne comprends pas.

            - Quand on a soixante-cinq années de politesse derrière soi, est-on capable d’en faire fi ?

            - Avons-nous toujours été polis ?

            - Le simple fait que tu me poses cette question prouve à quel point nos manières sont enracinées en nous. Nous sommes si polis que notre politesse est devenue inconsciente. On ne lutte pas contre l’inconscient.

            - Ne pourrait-on pas essayer ?

            - Comment ?

            - S’il frappe à la porte et que tu es en haut, il est normal que tu ne l’entendes pas. Surtout à ton âge. Ce ne serait même pas grossier.

            - Pourquoi serais-je en haut ?

            - Parce que je suis alitée, parce que tu restes à mon chevet. De toute façon, cela ne le regarde pas. Il n’y a rien d’impoli à être en haut.

            Je sentais qu’elle avait raison.

            A 4 heures, j’étais à l’étage, assis dans la chambre auprès de la malade. On frappa à la porte.

            - Juliette, je l’entends !

            - Il n’en sait rien. Tu pourrais ne pas entendre.

            - Je l’entends très bien.

            - Tu pourrais être en train de dormir.

            - A cette heure-ci ?

            - Pourquoi pas? Je suis malade, tu t’es endormi en me tenant compagnie.

            Je commençais à me sentir mal. J’avais la gorge nouée. Ma femme me prit la main comme pour me donner du courage.

            - Il va bientôt arrêter.

            En quoi elle se trompait. Non seulement il n’arrêtait pas, mais il frappait de plus en plus fort. Il eût fallu que je fusse au cinquième étage pour ne pas l’entendre. Or, la maison ne comptait que deux niveaux.

            Les minutes passaient. Monsieur Bernardin en était arrivé à tambouriner sur notre porte comme un dément.

            - Il va la casser.

            - Il est fou. Fou à lier.

            Il frappait de plus en plus fort. J’imaginais sa masse énorme s’abattant sur la paroi, qui finirait pas céder. Ne plus avoir de porte, par ce froid, ce serait intenable.

            Puis, ce fut le comble : il se mit à frapper sans discontinuer, à intervalles de moins d’une seconde. Je n’aurais pas cru qu’il avait une telle force. Juliette était devenue livide ; elle lâcha ma main.

            Il se passa une chose horrible : à l’instant, je dévalai l’escalier et j’ouvris la porte.

            Le tortionnaire avait le visage tuméfié de colère. J’avais si peur que je fus incapable d’articuler un son. Je me dérobai pour le laisser entrer. Il enleva son manteau et alla s’asseoir dans ce fauteuil qu’il tenait pour le sien.

            - Je ne vous avais pas entendu, finis-je par balbutier.

            - Je savais que vous étiez là. La neige était vierge.

            Il n’avait jamais prononcé tant de mots d’affilée. Ensuite, il se tut, prostré. J’étais terrifié. Ce qu’il venait de proférer prouvait qu’il n’était pas un demeuré. En revanche, son attitude était celle d’un fou dangereux.

            Une éternité plus tard, il dit encore une phrase :

            - Hier, vous étiez partis.

            Son ton de voix était celui de l’accusation.

            - Oui. Nous nous promenions dans la forêt.

            Et moi, j’étais en train de me justifier ! Honteux de ma pleutrerie, je m’obligeai à ajouter :

            - Vous frappiez si fort…

            On n’imagine pas le courage qu’il me fallut pour murmurer ces quelques mots. Mais notre voisin, lui, n’éprouvait pas le besoin de se justifier. Il frappait trop fort ? Eh bien, il avait eu raison, puisque cela m’avait fait ouvrir la porte !

            Ce ne serait pas ce jour-là que j’aurais assez d’assurance pour me taire.

            - Ma femme a pris froid, hier, en promenade. Elle est alitée, elle tousse un peu.

            Après tout, il était médecin. Il allait peutêtre enfin se montrer bon à quelque chose. Pourtant, il se taisait.

            - Pourriez-vous l’examiner ?

            - Elle a pris froid, répondit-il agacé, l’air de penser : “Vous n’allez pas me déranger pour ça !”

            - Rien de grave, mais à notre âge…

            Il ne daigna plus répondre. Le message était clair : à moins d’une méningite, nous ne devions pas espérer ses soins.

            Il se taisait à nouveau. Une bouffée de rage s’empara de moi. Quoi ! J’allais devoir consacrer deux heures entières à ce demeuré, qui ne sortait de sa torpeur que quand il s’agissait de casser ma porte, et pendant ce temps-là, ma pauvre femme malade resterait seule dans son lit ! Ah non. Je ne le supporterais pas.

            Avec courtoisie, je lui dis :

            - Vous voudrez bien m’excuser, mais Juliette a besoin de moi. Vous pouvez, à votre gré, vous installer au salon ou m’accompagner à l’étage…

            N’importe qui eût compris qu’on le congédiait. Hélas, monsieur Bernardin n’était pas n’importe qui. Je jure qu’il me demanda, d’un ton suffoqué :

            - Vous ne me donnez pas une tasse de café ?

            Je n’en crus pas mes oreilles. Ainsi, cette tasse de café que nous lui avions offerte chaque jour par amabilité était devenue son dû ! Avec une certaine terreur, je me rendis compte que tout ce que nous lui avions accordé, dès la première visite, était devenu son dû : dans son cerveau primaire, une gentillesse proposée une seule fois accédait au statut de loi.

            Je n’allais quand même pas le lui servir, son café ! C’eût été un comble. Il paraît que les Américains disent à leurs hôtes : “Help yourself.” Mais n’est pas américain qui veut. D’autre part, je n’aurais pas le culot de lui refuser quoi que ce fût. Avec le manque d’audace qui me caractérise, je proposai un moyen terme :

            - Je n’ai pas le temps de préparer du café. Comme je dois faire bouillir de l’eau pour la tisane de ma femme, j’en profiterai pour vous servir une tasse de thé.

            Je faillis ajouter : “si vous voulez bien”. J’eus le courage élémentaire de couper cela.

            Quand je lui eus apporté son thé, je montai une infusion à Juliette qui, recroquevillée dans son lit, me chuchota :

            - Qu’est-ce qu’il a ? Pourquoi frappait-il à la porte comme une brute ?

            Elle avait les yeux agrandis par la peur.

            - Je ne sais pas. Mais ne t’inquiète pas, il n’est pas dangereux.

            - Tu en es sûr ? Tu as entendu la force avec laquelle il martelait cette pauvre porte ?

            - Il n’est pas violent. C’est seulement un grossier personnage.

            Je lui racontai que monsieur avait exigé son café. Elle pouffa.

            - Et si tu le laissais seul en bas ?

            - Je n’ose pas.

            - Essaie. Rien que pour voir sa réaction.

            - Je n’aimerais pas qu’il se mette à fouiller dans nos affaires.

            - Ce n’est pas son genre.

            - Quel est son genre ?

            - Ecoute, c’est un rustre. Tu as le droit d’être rustre avec un rustre. Et puis, ne descends pas, je t’en prie. J’ai peur quand tu es seul avec lui.

            Je souris.

            - Tu as moins peur quand tu es là pour me protéger ?

            A cet instant, un fracas épouvantable se fit entendre. Puis un autre semblable, ensuite un troisième. Le rythme nous confirma ce qui était en train de se passer : l’ennemi montait l’escalier. Les marches avaient l’habitude de nos poids légers, la masse de monsieur Bernardin les faisait hurler.

            Juliette et moi, nous nous regardions comme des enfants enfermés dans le gardemanger d’un ogre. Aucune fuite n’était possible. Les pas lents et lourds se rapprochaient. J’avais laissé la porte ouverte, je ne songeai pas à la fermer : à quoi cette piètre défense eût-elle servi ? Nous étions perdus.

            Au moment même, j’étais conscient du ridicule de notre peur : en vérité, nous ne risquions rien de grave. Notre voisin était une plaie, certes, mais il ne nous causerait aucun dommage. Cela ne nous empêchait pas d’être terrifiés. Déjà, nous sentions sa présence. Pour jouer le jeu, je pris la main de la malade d’un air méditatif.

            Il était là. Il regardait le tableau : le mari soucieux, assis au chevet de sa femme souffrante. Je simulai la surprise :

            - Oh ! Vous êtes monté ?

            Comme si le bruit de l’escalier m’avait permis de l’ignorer !

            L’expression de son visage résistait à l’analyse. Il semblait à la fois outré de nos mauvaises manières et suspicieux Juliette pourrait bien faire semblant d’être malade dans le seul but de manquer à son devoir de courtoisie envers lui.

            Elle gémit, avec une gratitude comique :

            - Ah, docteur, comme c’est gentil à vous ! Mais je crois que c’est un simple refroidissement.

            Décontenancé, il vint lui poser la main sur le front. Je le regardais avec une sorte de stupeur : s’il examinait ma femme, il allait falloir que son cerveau fonctionne ! Qu’allait-il en sortir ?

            Sa grosse patte finit par se soulever.

            Monsieur Bernardin ne parlait pas. L’espace d’un instant, j’imaginai le pire.

            - Alors, docteur ?

            - Rien. Elle n’a rien.

            - Elle tousse, pourtant !

            - Sans doute la gorge un peu enflammée. Mais elle n’a rien.

            Cette phrase, qu’un médecin normal eût prononcée d’une voix rassurante, sonnait dans sa bouche comme un constat d’insulte “Et c’est pour cette malade de pacotille que vous refusez de vous occuper de moi ?”

            Je fis semblant de n’avoir rien remarqué.

            - Merci, merci, docteur ! Vous me soulagez. Combien vous dois-je ?

            Le payer pour avoir mis sa main sur le front de ma femme pourrait sembler étrange : je voulais surtout ne rien lui devoir.

            Il haussa les épaules d’un air bourru. Et ce fut ainsi que je découvris un trait de caractère de notre tortionnaire, le simple fait qu’il eût un trait de caractère m’étonnait : l’argent ne l’intéressait pas. Se pût-il qu’il y ait eu place en lui pour des éclairs, sinon de noblesse, au moins d’absence de vulgarité ?

            Fidèle à son personnage, il se hâta de ne pas laisser trace de ce début d’impression favorable. Il avança dans la chambre et se casa sur une chaise, en face de nous.

            Juliette et moi échangeâmes un regard incrédule : il n’allait quand même pas nous assaillir jusque dans notre chambre à coucher ? La situation était aussi infernale que bloquée.

            A supposer que j’eusse été capable de mettre quelqu’un à la porte, comment procéder avec lui ? D’autant qu’il venait d’examiner gratuitement ma femme !

            Cette dernière finit par hasarder :

            - Docteur, vous… vous n’allez pas rester là ?

            Son expression morne prit une nuance choquée. Quoi ! Qu’osait-on lui dire ?

            - Ce n’est pas un endroit pour vous recevoir. Et puis, vous allez vous ennuyer.

            Cela lui sembla admissible. Mais il eut ce propos accablant :

            - Si je vais au salon, vous devez venir aussi.

            Effondré, je tentai l’inutile :

            - Je ne peux pas la laisser seule.

            - Elle n’est pas malade.

            Cela dépassait l’imagination ! Je me contentai de répéter :

            - Je ne peux pas la laisser seule !

            - Elle n’est pas malade.

            - Enfin, docteur, elle est fragile ! A notre âge, c’est normal !

            - Elle n’est pas malade.

            Je regardai Juliette. Elle secouait la tête avec résignation. Si seulement j’avais eu la force de déclarer : “Malade ou pas malade, je reste avec elle ! Sortez !” Il m’était donné de comprendre à quel point j’appartenais à la race des faibles. Je me détestais.

            Je me levai, vaincu, et descendis au salon avec monsieur Bernardin, laissant dans la chambre ma pauvre femme toussotante.

            L’intrus s’écrasa dans son fauteuil. Il prit la tasse de thé que j’avais préparée avant de monter. Il la porta à ses lèvres. Je jure qu’il me la tendit en disant :

            - C’est froid, maintenant.

            Je restai un instant décontenancé.

            Ensuite, un fou rire s’empara de moi : c’était énorme ! Etre grossier à un point pareil, ce n’était pas concevable. Je riais, je riais et une demi-heure de crispation fondait dans cette hilarité.

            Je pris la tasse des mains du gros monsieur que mon rire courrouçait et j’allai vers la cuisine.

            - Je vous refais un thé tout de suite.

            Quand il fut 6 heures, il partit. Je montai dans la chambre.

            - Je t’ai entendu rire très fort.

            Je lui racontai le coup du thé froid. Elle rit aussi. Après, elle sembla désemparée.

            - Emile, qu’allons-nous faire ?

            - Je ne sais pas.

            - Il faut ne plus lui ouvrir.

            - Tu as vu ce qui s’est passé tantôt. Il cassera la porte, si je ne lui ouvre pas.

            - Eh bien, il cassera la porte ! Ce sera une merveilleuse occasion d’être brouillés avec lui.

            - Mais la porte sera cassée. En hiver !

            - Nous la réparerons.

            - Elle sera cassée pour rien, car il n’y a pas moyen de se brouiller avec lui. D’ailleurs, il vaut mieux rester en bons termes c’est notre voisin.

            - Et alors ?

            - Il vaut mieux s’entendre avec son voisin.

            - Pourquoi ?

            - C’est l’usage. Et puis, n’oublie pas que nous sommes seuls ici. En plus, il est médecin.

            - Etre seuls, c’était ce que nous voulions. Tu dis qu’il est médecin ; moi, je dis qu’il va nous rendre malades.

            - N’exagère pas. Il est inoffensif.

            - As-tu vu notre degré d’anxiété au bout de quelques jours ? Dans quel état serons nous dans un mois, dans six mois ?

            - Peut-être arrêtera-t-il à la fin de l’hiver.

            - Tu sais bien que non. Il viendra tous les jours, tous les jours, de 4 heures à 6 heures !

            - Il se découragera peut-être.

            - Il ne se découragera jamais.

            Je soupirai.

            - Ecoute, c’est vrai qu’il est embêtant.

            Pourtant, nous avons une belle vie, ici, non ? C’est celle que nous avons toujours souhaitée. Nous n’allons pas nous la laisser empoisonner par un détail aussi ridicule. Un jour compte vingt-quatre heures. Deux heures, c’est le douzième d’un jour. Autant dire rien. Nous avons vingt-deux heures de bonheur quotidien. Au nom de quoi oserions-nous nous plaindre ? Tu as songé au sort de ceux qui n’ont même pas deux heures de bonheur par jour ?

            - Est-ce que c’est une raison pour se laisser envahir ?

            - La décence nous contraint de comparer notre vie à celle des autres. Notre existence est un rêve. J’aurais honte de protester.

            - Ce n’est pas juste. Tu as travaillé quarante années pour un petit salaire. Notre bonheur d’aujourd’hui est modeste et mérité. Nous avons déjà payé le prix.

            - Il ne faut pas raisonner comme ça. Rien n’est jamais mérité.

            - En quoi ceci nous empêche-t-il de nous défendre ?

            - De nous défendre contre un pauvre abruti, une brute avachie ? Mieux vaut en rire, non ?

            - Je ne parviens pas à en rire.

            - Tu as tort. Il est facile d’en rire. Désormais, nous rirons de monsieur Bernardin.

            Le lendemain, Juliette était guérie. A 4 heures de l’après-midi, on frappa à la porte. J’allai ouvrir, le sourire aux lèvres. Nous avions décidé de l’accueillir avec toute la dérision qu’il méritait.

            - Oh ! Quelle surprise ! m’exclamai-je en découvrant notre tortionnaire.

            Il entra, l’air bougon, et me donna son manteau. Extatique, je continuai :

            - Juliette, tu ne devineras jamais qui est là !

            - Qui est-ce ? demanda-t-elle du haut de l’escalier.

            - C’est cet excellent Palamède Bernardin ! Notre charmant voisin !

            Ma femme descendit les marches avec allégresse.

            - Le docteur ? Cà alors !

            A sa voix, j’entendais qu’elle se retenait de rire. Elle prit sa grosse patte entre ses mains jointes et la pressa sur son coeur.

            - Ah, merci, docteur ! Sentez, je suis guérie. C’est à vous que je le dois.

            Le gros homme paraissait mal à l’aise. Il arracha sa main de celles de ma femme et marcha avec résolution jusqu’à son fauteuil. Il s’y laissa tomber.

            - Désirez-vous une tasse de café ?

            - Oui.

            - Que pourrais-je vous offrir d’autre ? Savez-vous que vous m’avez sauvé la vie, hier ? Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?

            Prostré, il ne répondit rien.

            - Un gâteau aux amandes ? De la tarte aux pommes ?

            Nous n’avions rien de tout cela à la maison. Je me demandais si Juliette n’exagérait pas. Au moins semblait-elle s’amuser. Elle continua son énumération d’entremets imaginaires :

            - Un gros morceau de cake aux fruits confits ? Une meringue ? Du pudding écossais ? Un miroir au cassis ? Des éclairs au chocolat ?

            Je doutais même qu’elle eût déjà aperçu de tels desserts dans sa vie. Le médecin commençait à prendre son air courroucé. Après un long silence fâché, il dit :

            - Du café !

            Ignorant sa grossièreté, ma femme s’étonna :

            - Rien, vraiment ? Oh, comme c’est dommage. J’aurais tant de plaisir à vous gâter. Grâce à vous, je renais, docteur !

            Légère comme une chevrette, elle courut à la cuisine. Qu’eût-elle fait si notre hôte avait accepté l’un des gâteaux ? Goguenard, je vins m’asseoir près de lui.

            - Mon cher Palamède, que pensez-vous de la taxinomie chinoise ?

            Il ne dit rien. Il n’eut même pas un moment d’étonnement. Son regard las pouvait être interprété ainsi : “Il va me falloir encore subir la pénible conversation de cet individu.”

            Je résolus d’être accablant :

            - Borges est vertigineux à ce sujet. Ne m’en veuillez pas de citer ce passage si connu des Enquêtes : “Dans les pages lointaines de certaine encyclopédie chinoise intitulée Le Marché céleste des connaissances bénévoles, il est écrit que les animaux se divisent en a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau, 1) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches.” N’est-ce pas une classification qui, pour un scientifique de votre espèce, prête à sourire, sinon à rire franchement ?

            Je pouffai de la manière la plus civilisée qui fût. Monsieur Bernardin restait de marbre.

            - Ceci dit, je connais des gens que cela ne déride pas du tout. Et il est vrai qu’au-delà du comique de l’affaire, cet exemple illustre l’épineux problème de la démarche taxinomique. Il n’y a aucune raison de penser que nos catégories mentales soient moins absurdes que celles des Chinois.

            Juliette nous servit le café.

            - Tu fatigues peut-être notre cher docteur par tes réflexions bien obscures…

            - On ne peut pas avoir lu Aristote sans s’être soucié de ces questions, Juliette. Et il est impossible de lire ce savoureux exercice d’incongruité sans le retenir.

            - Tu devrais peut-être expliquer au docteur qui est Aristote.

            - Excusez-la, Palamède, elle a sans doute oublié le rôle qu’a joué Aristote dans l’histoire de la médecine. Au fond, l’idée même de catégorie est incroyable. D’où vient que l’homme a eu besoin de classifier le réel ? Je ne vous parle pas ici des dualismes, qui sont une transposition quasi naturelle de la dichotomie originelle, à savoir l’opposition mâle-femelle. En fait, le terme de catégorie ne se justifie qu’à partir du moment où il y a plus de deux topiques. Une classification binaire ne mérite pas ce nom. Savez-vous à qui et à quand remonte la première classification ternaire, et donc la première catégorisation de l’Histoire ?

            Le tortionnaire buvait son café, l’air de penser : “Cause toujours.”

            - Je vous le donne en mille : à Tachandre de Lydie. Vous vous rendez compte ? Près de deux siècles avant Aristote ! Quelle humiliation pour le Stagirite ! Avez-vous songé à ce qui s’est passé dans la tête de Tachandre ? Pour la première fois, un être humain a eu l’idée de répartir le réel en fonction d’un ordre abstrait, oui, abstrait nous n’en sommes plus conscients aujourd’hui, mais à la base, toute division par un chiffre supérieur à deux est abstraction pure et simple. S’il y avait eu trois sexes, l’abstraction eût commencé à la division quaternaire, etc.

            Juliette me regardait avec admiration.

            - C’est extraordinaire ! Tu n’as jamais été aussi passionnant !

            - J’attendais, très chère, d’avoir un interlocuteur à ma mesure.

            - Quelle chance que vous soyez venu, docteur ! Sans vous, je n’aurais rien connu de ce Tachandre de Lydie.

            - Revenons-en à cette première expérience de taxinomie. Savez-vous en quoi consistait la catégorisation de Tachandre ? Elle découlait de ses observations du monde animal. En effet, notre Lydien était un genre de zoologiste. Il répartit les animaux en trois espèces qu’il appelle : les animaux à plumes, les animaux à poils et, tenez-vous bien, les animaux à peau. Cette dernière classe comprend les batraciens, les reptiles, les hommes et les poissons, je les cite dans l’ordre de son traité. N’est-ce pas merveilleux ?J’aime cette sagesse antique qui fait de l’humain un animal parmi les autres.

            - Je suis bien d’accord avec lui. L’homme est un animal ! s’enthousiasma ma femme.

            - D’emblée, plusieurs questions se posent : où Tachandre range-t-il les insectes, les crustacés ? Il s’avère que pour lui, ce ne sont pas des animaux ! Les insectes appartiennent à ses yeux au monde de la poussière, à l’exception de la libellule et du papillon, qu’il classe parmi les animaux à plumes. Quant aux crustacés, il voit en eux des coquillages articulés. Or, les coquillages font partie des minéraux, selon lui. Quelle poésie !

            - Et les fleurs, où les met-il ?

            - Ne mélange pas tout, Juliette ; nous parlons des animaux. On peut aussi se demander comment le Lydien n’a pas remarqué que l’homme était poilu. Et, inversement, que l’animal à poils avait ce qui chez nous s’appelle une peau. C’est très curieux. Son critère relève de l’impressionnisme. A cause de cela, les biologistes n’ont pas manqué de tourner Tachandre en ridicule. Personne ne daigne s’apercevoir qu’il représente un saut intellectuel et métaphysique sans précédent. Car son système ternaire n’a rien d’une dyade déguisée en triade.

            - Qu’est-ce que c’est, Emile, une dyade déguisée en triade ?

            - Eh bien, par exemple, s’il avait réparti les animaux en lourds, légers et moyens. Hegel n’a pas fait mieux… Que s’est-il donc passé dans le cerveau du Lydien, au moment où il a conçu cela ? Cette question m’exalte. Son intuition première a-t-elle embrassé une vision à trois critères, ou bien avait-il commencé par une dichotomie ordinaire, plumes et poils, et s’est-il aperçu en cours de route que cela ne suffisait pas ? C’est ce que nous ne saurons jamais.

            Monsieur Bernardin avait l’expression d’un savetier égaré à Byzance : le plus souverain mépris. Mais il restait prostré dans “son” fauteuil.

            - Les biologistes ont tort de rire de lui. La zoologie élabore-t-elle aujourd’hui des taxinomies plus intelligentes ? Voyez-vous, Palamède, quand Juliette et moi avons décidé d’aller vivre à la campagne, j’ai acheté un livre d’ornithologie, histoire de me familiariser avec mon nouvel environnement.

            Je me levai pour chercher l’ouvrage.

            - Le voici : Les Oiseaux du monde, Bordas, 1994. Il décrit les oiseaux en commençant par les quatre-vingt-dix-neuf familles de non-passereaux et en terminant par les soixante-quatorze familles de passereaux. Cette façon de faire est saugrenue. Décrire un être en commençant par dire ce qu’il n’est pas a quelque chose de vertigineux. Que se passerait-il si l’on s’avisait de dire d’abord tout ce qu’il n’est pas ?

            - C’est vrai ! dit ma femme, fascinée.

            - Imaginez, cher ami, que je me mette en tête de vous décrire en commençant par énumérer tout ce que vous n’êtes pas ! Ce serait fou. “Tout ce que n’est pas Palamède Bernardin.” La liste serait longue, car il y a tant de choses que vous n’êtes pas. Par où débuter ?

            - Par exemple, on pourrait dire que le docteur n’est pas un animal à plumes !

            - En effet. Et il n’est pas un emmerdeur, ni un rustre, ni un idiot.

            Juliette écarquilla les yeux. Elle devint livide et mit sa main sur sa bouche comme pour s’empêcher de rire.

            En revanche, le visage de notre hôte n’afficha rien. Au moment où j’avais prononcé ma dernière réplique, j’avais observé ses traits avec attention. Rien. Pas le plus furtif éclair dans son regard. Il ne cilla même pas. Pourtant, il était hors de doute qu’il avait entendu. Je dois avouer qu’il m’impressionna.

            Du coup, c’était à moi de retomber sur mes pattes. Je repris au hasard :

            - Il est singulier que les problèmes de taxinomie soient apparus par le biais de la biologie. Certes, ce pourrait être une fatalité logique : on ne va pas se donner du mal à inventer des catégories pour des choses aussi peu variées que, par exemple, le tonnerre. C’est le multiple et le disparate qui créent le besoin de classifier. Et quoi de plus disparate et multiple que les animaux et les végétaux ? Mais on pourrait y voir des affinités plus profondes…

            Je me rendis soudain compte que ces affinités, auxquelles j’avais tant pensé, m’avaient échappé. J’étais incapable de me souvenir du résultat de vingt ans de réflexion. Pourtant, pas plus tard que la veille, je me le rappelais encore. Ce devait être la présence ou plutôt l’oppression de monsieur Bernardin qui me bloquait le cerveau.

            - Quelles sont ces affinités ? s’enquit ma femme.

            - J’en suis encore à des hypothèses, mais je suis sûr qu’elles existent. Qu’en pensez-vous, Palamède ?

            Nous eûmes beau attendre, il ne répondit rien. Je ne pouvais pas m’empêcher de l’admirer ; qu’il fût demeuré ou non, il avait ce courage ou ce culot que je n’avais jamais eu : ne rien répondre. Ni “Je ne sais pas”, ni haussement d’épaules. Indifférence absolue. De la part d’un homme qui s’imposait chez moi pendant des heures, cela relevait du prodige. J’étais fasciné. Et je l’enviais d’en être capable. Il n’avait même pas l’air gêné, c’était nous qui l’étions ! Le comble ! J’avais tort de m’en étonner, d’ailleurs : si les rustres étaient honteux de leurs manières, ils cesseraient d’être rustres. Je me surpris à songer que ce devait être merveilleux d’être une brute. Quelle réussite : se permettre toutes les indélicatesses et en faire retomber les remords sur les autres, comme si c’était eux qui s’étaient mal conduits !

            Ma prodigieuse aisance du début de l’entrevue ne tarda pas à s’estomper. J’en donnais encore les apparences, en monologuant sans trêve sur Dieu sait quel présocratique, mais je sentais bien que je n’étais plus en position de force.

            Fut-ce le fruit de mon imagination ? Il me sembla voir passer sur le visage de notre voisin une expression que j’aurais pu traduire en ces termes : “Pourquoi te donnes-tu tant de mal ? J’ai gagné, tu ne peux pas ne pas le savoir. Le simple fait que j’assiège chaque jour ton salon pendant deux heures n’en est-il pas la preuve ? Si brillants que soient tes discours, tu ne pourras rien contre cette évidence : je suis chez toi et je t’emmerde.”

            A 6 heures, il s’en alla.

            Je ne parvenais pas à dormir. Juliette s’en aperçut. Elle dut se douter de ce que je ruminais, car elle dit :

            - Tu as été très fort, cet après-midi.

            - Sur le moment, c’est ce que j’ai cru. Mais je n’en suis plus si sûr.

            - Toutes tes considérations philosophiques pour en venir à lui laisser entendre qu’il est un emmerdeur ! J’ai failli applaudir.

            - Peut-être. Mais à quoi cela a-t-il servi ?

            - A lui en jeter plein la vue.

            - On n’en jette pas plein la vue à ce genre d’homme-là.

            - Tu as pu constater qu’il était incapable de te répondre.

            - Tu as pu constater que c’était nous qui en étions gênés, et pas lui. Rien ne le gêne.

            - Comment saurais-tu ce qui se passe dans son for intérieur?

            - A supposer qu’il s’y passe quelque chose, cela ne change rien à notre problème : en fin de compte, il reste assis dans notre salon.

            - En tout cas, je me suis bien amusée.

            - Tant mieux.

            - Demain, on recommence ?

            - Oui. Parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. Je ne pense pas que tes grâces incongrues et mes débauches d’érudition parviendront à le déloger. Au moins auront-elles le mérite de nous divertir.

            Nous en étions là.

            L’avantage des nuisances est qu’elles poussent les individus jusque dans leurs derniers retranchements. Moi qui n’avais jamais pratiqué l’introspection, je me surpris à explorer mes tréfonds comme si j’espérais y trouver une force encore inexploitée.

            A défaut d’en découvrir une, j’appris beaucoup de choses sur mon compte. Par exemple, je ne savais pas que j’étais pusillanime. En quarante années d’enseignement au lycée, je n’avais jamais eu à subir le moindre chahut. Les élèves me respectaient. Je suppose que je bénéficiais d’une certaine autorité naturelle. Mais j’avais eu tort d’en déduire que j’étais du côté des forts. En vérité, j’étais du côté des civilisés : avec ces derniers, j’avais toutes les aisances. Il avait suffi que je me retrouve confronté à une brute pour voir les limites de mon pouvoir.

            Je cherchais des souvenirs qui pussent m’être utiles ; j’en rencontrai beaucoup qui ne l’étaient pas. L’esprit a des systèmes de défense incompréhensibles : on l’appelle à l’aide et, au lieu d’apporter du secours, il n’injecte que de belles images. Et en fin de compte il n’a pas tort, car ces belles images, à défaut de tirer d’affaire, sont le salut du moment. La mémoire se conduit alors comme le marchand de cravates dans le désert : “De l’eau ? Non, mais si vous voulez, j’ai un grand choix de cravates”, en l’occurrence : “Comment se débarrasser d’un oppresseur ? Aucune idée, mais rappelez-vous ces roses d’automne qui vous avaient tant charmé, il y a quelques années…”

            Juliette à dix ans. Nous étions des enfants de la ville. Ma femme, à dix ans, avait les plus longs cheveux de l’école. Leur couleur et leur lustre relevaient de la maroquinerie. Nous étions mariés depuis déjà quatre années. Ces noces avaient été reconnues par l’univers entier, à commencer par nos parents, surtout par les miens qui avaient les idées larges.

            Ils invitaient parfois ma femme à venir dormir à la maison, l’inverse ne se produisait jamais, car ses parents estimaient qu’il était “trop tôt”. Cette restriction me laissait perplexe ; ils n’ignoraient pas que leur fille passait souvent la nuit chez moi. La transgression était donc admise dans ma maison et pas dans la leur. Je trouvais cela étrange mais ne faisais aucun commentaire, de peur de blesser Juliette.

            Mes parents n’étaient pas riches : il y avait une salle de douche, pas de salle de bains. Pour cette raison, baignoire demeure pour moi synonyme de luxe. La salle de douche n’était pas chauffée et j’ai ce souvenir dont j’ai du mal à comprendre pourquoi il me plaît tant. Juliette et moi nous lavions ensemble depuis notre mariage sans que cela m’ait troublé le moins du monde : la nudité de ma femme faisait partie des phénomènes naturels, au même titre que la pluie ou le coucher du soleil, et il ne me serait jamais venu à l’esprit d’y voir de l’érotisme.

            Sauf l’hiver. Le soir, avant de nous coucher, nous allions prendre notre douche ensemble. Il fallait se déshabiller dans cette salle glacée : c’était une aventure. Chaque fois que nous retirions un vêtement, nous poussions un hurlement à cause du froid qui nous transperçait davantage. Et quand nous nous retrouvions nus comme des orvets, nous n’étions plus qu’un long cri de souffrance glaciaire.

            Nous nous glissions derrière le rideau et j’ouvrais le robinet. L’eau coulait, d’abord polaire, ce qui donnait lieu à une nouvelle salve de hurlements. Mon épouse impubère se roulait dans la tenture plastifiée pour se protéger. Puis, en un instant, la douche se mettait à cracher une pluie brûlante, et nous clamions notre stupeur avec des rires aigus.

            J’étais l’homme : c’était à moi qu’il revenait de régler la température de l’eau. Tâche complexe, car au moindre frôlement du robinet le jet passait du bouillant au glacé ou inversement. Il fallait au moins dix minutes de tâtonnements pour obtenir une chaleur supportable. Pendant ce temps-là, Juliette, drapée dans son péplum en plastique, riait d’horreur à chaque renversement de tendance.

            Quand l’eau était devenue bonne, je lui tendais la main pour qu’elle me rejoigne sous le jet. Le rideau se déroulait et révélait une maigreur blanche âgée de dix ans, nappée d’une énorme chevelure alezane. Sa grâce me coupait le souffle.

            Elle venait se blottir sous le faisceau liquide et mugissait de plaisir parce que j’avais réglé la température à merveille. Je prenais ses longs cheveux et je les mouillais, épaté de voir leur volume rétrécir sous l’eau. Je les serrais comme pour en faire une corde. Son dos étroit m’apparaissait alors dans sa pâleur, avec des omoplates saillantes qui semblaient des ailes repliées.

            Je prenais un morceau de savon et je le frottais sur ses cheveux jusqu’à ce qu’ils moussent. Je les réunissais en une masse au sommet de sa tête, je les malaxais et les moulais en une couronne plus grosse que son crâne. Puis je savonnais son corps ; quand je passais entre ses cuisses, Juliette poussait des cris perçants parce que ça la chatouillait.

            Ensuite nous nous rincions l’un l’autre pendant des heures. Nous nous sentions trop bien sous ce jet d’eau chaude, nous n’avions aucune envie de sortir. Il fallait pourtant s’y décider. Je fermais le robinet en un coup, ma femme tirait le rideau et une bouffée d’air froid nous assaillait. Nous hurlions de concert et nous nous jetions sur les serviettes.

            Juliette bleuissait, je devais la frictionner. Elle riait, claquait des dents et disait : “Je vais mourir.” Elle enfilait sa longue chemise de nuit blanche et m’enjoignait de la rejoindre très vite au lit pour la réchauffer.

            J’arrivais dans la chambre et je ne voyais dépasser de la couette que les cheveux mouillés : c’était le seul signe tangible de sa présence car son corps mince ne suffisait pas à bomber l’édredon. Je me glissais à côté d’elle et voyais son visage farceur. “J’ai froid !” disait-elle. Alors je la prenais dans mes bras, la serrais très fort et soufflais de l’air chaud dans son cou.

            Ainsi, mes seuls souvenirs enfantins que l’on pourrait qualifier d’érotiques sont liés à l’hiver. Ils me frappent par leur alternance continuelle de douleur et de plaisir : comme si j’avais eu besoin de la souffrance du froid pour que m’apparaissent non seulement les charmes adorables de mon épouse de dix ans, mais aussi les moyens d’en tirer parti.

            Je me rends compte à présent que ce sont les meilleurs souvenirs de mon enfance et donc de ma vie.

            Pourquoi diable avait-il fallu que j’aie un tortionnaire pour trouver dans ma mémoire un tel trésor ?

            Les cheveux de Juliette étaient blancs et elle les avait coupés court. A part cela, elle n’avait pas changé. Rien en elle n’évoquait le vieillissement. En revanche, elle semblait sortir d’une longue maladie où elle aurait laissé sa toison.

            Ce qui restait de sa chevelure avait maintenant une couleur ravissante qui paraissait artificielle : la blancheur bleutée d’un tutu romantique.

            Et une douceur ! Une douceur qui n’était pas de ce monde. Même le duvet d’un bébé serait râpeux en comparaison. Ce devait être cela, des cheveux d’ange.

            Les anges n’ont pas d’enfant, Juliette non plus. Elle est son propre enfant, et le mien.

            On n’a pas idée de la lenteur des jours. Le monde entier clame que le temps passe vite. C’est faux.

            C’était plus faux que jamais en ce mois de janvier. Pour être plus précis, chaque période de la journée avait son rythme : les soirées étaient longues et douces, les matins brefs et pleins d’espoir. En début d’après-midi, une angoisse inexprimée accélérait la cadence des minutes jusqu’au verfige. Et, à 4 heures, le temps s’embourbait.

            Les choses étaient mal faites : la plage impartie à monsieur Bernardin finissait par devenir l’essentiel de nos jours. Nous n’osions pas nous l’avouer, mais nous étions sûrs de partager le même avis sur ce point.

            J’avais pris le parti de la vaillance. Puisque notre hôte s’imposait pour ne rien dire, n’était-il pas logique que je l’arrose d’un flot de paroles ininterrompu et fastidieux ? Ininterrompu afin que je ne m’ennuie pas, et fastidieux afin que je l’ennuie.

            Je dois avouer qu’il m’arrivait de prendre plaisir à cet exercice. Moi qui n’avais jamais beaucoup parlé en société, j’y étais désormais contraint, à supposer que l’on puisse qualifier le docteur de société. Mon expérience de professeur m’y aidait, mais il y avait une différence essentielle : au lycée, je m’efforçais de capter l’attention des élèves. Dans mon salon, c’était le contraire : je m’appliquais à être le plus rébarbatif possible.

            C’est ainsi que je découvris une vérité insoupçonnée : il est bien plus divertissant d’être ennuyeux que d’être intéressant. Au cours, quand je tentais de donner de Cicéron une image vivante, il m’arrivait d’étouffer des bâillements intérieurs. En revanche, en arrosant notre tortionnaire de mon érudition indigeste, je ne pouvais m’empêcher de jubiler. Je compris enfin pourquoi les conférenciers sont presque toujours assommants.

            Comme je débutais dans le métier de fâcheux, il m’arrivait d’avoir des blancs. Je les meublais comme je pouvais. Un jour, alors que je venais de phraser sur Hésiode pendant une heure, je me retrouvai dans le vide. Le démon en profita pour m’inspirer cette question indiscrète :

            - Et madame Bernardin ?

            Le voisin mit du temps à réagir et, pour une fois je pus le comprendre : s’entendre interrogé sur sa femme alors que cinq secondes plus tôt on en était à Hésiode, il y avait de quoi être désarçonné.

            En fait, il ne me répondit pas. Il se contenta de me regarder d’un air outré. Mais je ne m’en formalisais plus, car j’avais pris conscience d’une vérité générale : Palamède Bernardin ne cessait pas de paraître mécontent.

            J’insistai :

            - Oui. Nous vous recevons chaque jour avec le plaisir que vous savez. Nous serions encore plus heureux si votre femme daignait vous accompagner.

            Je me disais, en réalité, que la présence de sa moitié ne pourrait pas empirer la situation. Et comme notre hôte ne semblait pas goûter ma suggestion, je la trouvais d’autant meilleure.

            - Je connais votre délicatesse proverbiale, Palamède. Que diriez-vous de venir avec elle prendre le thé ou le café demain après-midi ?

            Silence.

            - Juliette sera ravie d’avoir une compagnie féminine. Quel est le prénom de madame Bernardin?

            Quinze secondes de réflexion.

            - Bernadette.

            - Bernadette Bernardin ?

            J’éclatai d’un rire idiot, ravi de ma grossièreté.

            - Palamède et Bernadette Bernardin. Un prénom étrange uni à un prénom banal mais itératif. C’est merveilleux.

            Il se passa une chose inattendue : notre voisin prit position.

            - Elle ne viendra pas.

            - Oh, pardon, je vous ai vexé ! Je vous prie de m’excuser. Vos prénoms sont charmants.

            - Ce n’est pas ça.

            Il avait rarement tant parlé.

            - Serait-elle tombée malade ?

            - Non.

            Conscient et content de mon indiscrétion, je poursuivis :

            - Vous vous entendez bien avec elle ?

            - Oui.

            - En ce cas, soyez simple, Palamède ! Allons, c’est décidé. Et pour vous forcer à nous présenter votre femme, nous ne vous invitons pas à prendre le thé mais à dîner en notre compagnie, demain, à 8 heures. Et comme vous ne l’ignorez pas, refuser une invitation à dîner, c’est très impoli.

            Juliette sortit de la cuisine pour me contempler avec effroi. Je la rassurai d’un regard et j’enchaînai sans l’ombre d’un scrupule :

            - Seulement, comme nous devrons nous livrer à des préparatifs en vue d’une si noble occasion, nous vous demandons, cher Palamède, de ne pas venir chez nous demain après-midi. Pour une fois, nous attendrons le soir pour nous voir.

            Juliette retourna à la cuisine afin de cacher son fou rire.

            Monsieur Bernardin était consterné. Ce fut sans doute pour cette raison que, prodige ! il partit à 6 heures moins 5. J’étais ravi.

            Ma femme et moi, sous le choc de sa déconvenue autant que de notre invitation incongrue, étions restés pliés de rire un long moment.

            - En fait, Emile, nous devrions les inviter tous les soirs. Nous aurions nos après-midi libres.

            - C’est une idée. Mais attendons pour ça de découvrir les charmes de Bernadette Bernardin. Je devine qu’ils sont capiteux.

            - Elle ne peut pas être pire que son mari.

            Nous étions sincèrement impatients de la voir.

            Juliette s’éveilla à 5 heures du matin. La circonstance l’excitait tant que j’en étais inquiet.

            Avec le sourire de ses six ans, elle me demanda :

            - Et si on leur préparait de la nourriture infecte ?

            - Non. N’oublie pas que nous devrons la manger, nous aussi.

            - Tu crois ?

            - Comment faire autrement ? De toute façon, ce ne serait pas une bonne politique. Mieux vaut, au contraire, les mettre mal à l’aise par un faste exagéré. Nous porterons des vêtements beaucoup trop élégants. Nous leur servirons des mets d’une finesse accablante.

            - Mais… nous n’avons ni les habits ni les ingrédients de ce faste.

            - Façon de parler. Le but du jeu, c’est que nous soyons trop bien pour eux. Et nous le sommes.

            Nous le fûmes. La salle de séjour fut nettoyée et astiquée à l’excès. Nous passâmes l’après-midi à cuisiner. Le soir venu, nous revêtîmes des tenues aussi peu appropriées que possible.

            Juliette choisit une robe fourreau en velours noir qui mettait en valeur sa sveltesse.

            On dit que l’exactitude est la politesse des rois. Mais que serait un roi qui aurait l’exactitude pour unique courtoisie ? Eh bien, il serait notre voisin. Il arrivait toujours à l’heure, à la minute près. A 8 heures pile, on frappa à la porte.

            Monsieur Bernardin nous faisait l’effet d’être mince et loquace. Avait-il maigri, avait-il appris à parler ? Pas le moins du monde.

            Seulement, nous avions rencontré sa femme.

            Il y a très longtemps, nous étions allés voir le Satiricon de Fellini. Juliette n’avait pas lâché ma main, comme si c’était Le Retour des morts vivants qui nous était projeté. Au moment de la découverte de l’hermaphrodite dans la grotte, j’avais cru qu’elle allait quitter la salle tant elle avait peur.

            Quand madame Bernardin était entrée, nous avions cessé de respirer. Elle effrayait autant que la créature fellinienne. Non qu’elle lui ressemblât, loin de là, mais, à son exemple, elle était à la limite de l’humain.

            Le voisin avait franchi notre seuil puis tendu la main au-dehors : il avait tiré vers l’intérieur quelque chose d’énorme et de lent. Il s’agissait d’une masse de chair qui portait une robe, ou plutôt que l’on avait enrobée dans un tissu.

            Il fallait se rendre à l’évidence : comme il n’y avait rien d’autre avec le docteur, il fallait en conclure que cette protubérance s’appelait Bernadette Bernardin.

            Au fond, non : le mot protubérance ne convenait pas. Sa graisse était trop lisse et blanche pour évoquer ce genre d’efflorescence.

            Un kyste, cette chose était un kyste. Eve fut tirée d’une côte d’Adam. Madame Bernardin avait sans doute poussé comme un kyste dans le ventre de notre tortionnaire. Parfois, on opère des malades d’un kyste interne qui pèse le double, voire le triple de leur poids : Palamède avait épousé l’amoncellement de chair dont on l’avait libéré.

            Cette explication était pure élucubration de ma part, certes. Pourtant, à tout prendre, elle paraissait plus vraisemblable que la version “rationnelle” : que cette boursouflure ait pu, un jour, être une femme, au point d’être demandée en mariage, non. L’esprit ne pouvait en accepter l’éventualité.

            Ce n’était pas le moment de penser : il fallait accueillir les époux dans notre demeure. Juliette se conduisit en héroïne. Elle vint au-devant du kyste et lui tendit la main en disant :

            - Chère madame, quelle joie de vous rencontrer.

            A ma grande surprise, un tentacule de gras se détacha de la masse et se laissa toucher par les doigts de ma femme. Je n’eus pas le courage de l’imiter. Je conduisis au salon les deux poids lourds.

            Madame fut entassée dans le canapé. Monsieur s’assit dans son fauteuil. Ils ne bougèrent plus et ils se turent.

            Nous étions consternés. Surtout moi, qui étais à l’origine de cette invasion, de ce déferlement de graisse sous notre toit. Et dire que j’avais pris cette initiative pour mettre notre voisin mal à l’aise !

            Bernadette ne possédait pas de nez ; de vagues trous lui tenaient lieu de narines. De minces fentes situées plus haut comprenaient des globes oculaires : peut-être des yeux, dont rien ne permettait d’affirmer qu’ils voyaient. Ce qui m’intriguait le plus était sa bouche : on eût dit celle d’une pieuvre. Je me demandais si cet orifice avait la faculté de produire des sons.

            Très civil, je m’adressai à elle avec un naturel qui me surprit moi-même.

            - Chère madame, que puis-je vous servir ? Un kir ? Deux doigts de sherry ? Du porto ?

            Il se passa une chose terrifiante : la masse se tourna vers son mari et lui éructa quelques grognements étouffés. Palamède, qui semblait s’y connaître en borborygmes, traduisit :

            - Pas d’alcool.

            Décontenancé, j’insistai :

            - Un jus de fruits ? Orange, pomme, tomate ?

            Nouvelle salve de bruits. L’interprète transmit :

            - Un verre de lait. Chaud et sans sucre.

            Il ajouta après dix secondes de malaise :

            - Pour moi, un kir.

            Juliette et moi étions trop heureux d’avoir une occasion de nous réfugier à la cuisine. Pendant que le lait chauffait, nous n’osions pas nous regarder. Pour détendre l’atmosphère, je murmurai :

            - On lui verse ça dans un biberon ?

            Rire convulsif de la petite fille aux cheveux blancs.

            Le tentacule de gras effleura ma main quand je lui tendis le verre. Un frisson de dégoût me parcourut l’échine.

            Ce ne fut rien comparé à la répulsion qui me crispa les mâchoires quand le verre s’inséra dans sa bouche. L’orifice replia ce qui lui servait de lèvres et se mit à aspirer. Le lait fut sucé en un seul coup, mais avalé en plusieurs fois ; chaque déglutition faisait le bruit d’une ventouse en caoutchouc en train de déboucher un évier.

            J’étais horrifié. Vite, parler, dire n’importe quoi.

            - Depuis combien de temps êtes-vous mariés ?

            Lorsque je laissais s’exprimer mon inconscient, il était toujours indiscret.

            Après quinze secondes, le mari répondit :

            - Quarante-cinq ans.

            Quarante-cinq années avec ce kyste. Je commençais à mieux comprendre l’état mental de cet homme.

            - Deux de plus que nous, dis-je avec admiration pour cette longévité conjugale.

            Je sentais que ma voix sonnait faux. A cause de cela, je ne parvenais plus à contrôler mes paroles. Et je posai cette question monstrueuse :

            - Vous avez des enfants ?

            L’instant d’après, je me maudis. A-t-on des enfants avec… ça ? Pourtant, la réaction de monsieur Bernardin me sidéra. Il devint rouge de colère et dit d’une voix furieuse :

            - Vous m’avez déjà posé cette question ! Le premier jour !

            Il haletait de rage. Visiblement, ce qui le mettait hors de lui, ce n’était pas la cruauté irréfléchie de ma question, mais le fait qu’il y ait déjà répondu. A la lumière de cette explosion, je me rendis compte de l’exceptionnelle mémoire de notre tortionnaire. Faculté qui ne lui servait à rien d’autre qu’à se fâcher, quand il prenait en défaut les souvenirs d’un tiers.

            Je bredouillai une excuse. Silence. Je n’osais plus parler. Je ne pouvais pas m’empêcher de contempler madame Bernardin. On m’avait enseigné, depuis toujours, qu’il ne fallait pas regarder les anormaux. Cependant, c’était plus fort que moi.

            Je m’aperçus que cette chose, qui devait avoir soixante-dix ans, ne portait pas son âge. Sa peau, enfin, la membrane qui entourait ce morceau de gras, était lisse et sans rides. Sur la tête, elle avait une belle chevelure noire, saine et sans le moindre cheveu blanc.

            Une voix intérieure et démoniaque me susurra : “Oui, Bernadette est fraîche comme au premier jour.” Je me mordis les lèvres pour refréner un fou rire incoercible. Ce fut alors que je remarquai le ruban bleu ciel avec lequel on, Palamède, sans doute, avait noué quelques mèches de ses cheveux. Cette coquetterie vint à bout de ma résistance : je me suis mis à hoqueter d’une manière pitoyable, maladive.

            Quand j’eus la force de m’arrêter, je vis monsieur Bernardin me fixer avec mécontentement.

            L’adorable Juliette vola à mon secours :

            - Emile, peux-tu t’occuper du dîner ? Merci, tu es un ange.

            Comme j’avais regagné la cuisine, je l’entendis se lancer dans un long monologue :

            - Avez-vous remarqué la gentillesse de mon mari ? Il me traite comme une princesse. Et c’est ainsi depuis que j’ai six ans. Oui, nous avions six ans, tous les deux, quand nous nous sommes rencontrés. Nous nous sommes aimés dès la première seconde. Nous ne nous sommes jamais quittés. En cinquante-neuf années de vie commune, nous n’avons pas cessé d’être heureux l’un avec l’autre. Emile est un homme d’une intelligence et d’une culture exceptionnelles. Il aurait pu s’ennuyer avec moi. Mais non ! Nous n’avons que de beaux souvenirs. Dans ma jeunesse, j’avais de très longs cheveux châtain clair. C’était lui qui s’en occupait : il les lavait, les coiffait. On n’a jamais vu un professeur de grec et de latin être si bon coiffeur. Le jour de notre mariage, il m’a confectionné un chignon fabuleux. Tenez, regardez la photographie. Nous avions vingt-trois ans. Emile était si beau ! Il l’est toujours, d’ailleurs. Savez-vous que j’ai gardé ma robe de mariée? Il m’arrive de la mettre encore. J’avais pensé la porter ce soir, mais vous auriez pu trouver cela bizarre. Moi non plus, madame, je n’ai pas eu d’enfant. Je ne le regrette pas. Le monde d’aujourd’hui est si dur pour les jeunes. A notre époque, c’était facile. Nous sommes nés à un mois d’intervalle, lui le 5 décembre 1929 et moi le 5 janvier 1930. A la fin de la guerre, nous avions quinze ans. Quelle chance que nous n’ayons pas été plus vieux ! Emile aurait dû partir au combat, il y serait peut-être mort. Je n’aurais pas pu vivre sans lui. Vous comprenez ça, n’est-ce pas ? Vous aussi, vous avez vécu si longtemps ensemble.

            Je vins pousser une tête pour assister au spectacle. Juliette parlait seule avec exaltation pendant que le tortionnaire regardait dans le vide. Quant à la voisine, il était impossible de savoir ce qu’elle faisait.

            Il fallut passer à table. Installer madame Bernardin fut une épreuve. Les deux tiers de sa masse débordaient de part et d’autre de la chaise. N’allait-elle pas se renverser sur le côté ? Pour éviter cet éboulement, nous avions calé le siège le plus près possible de la table. Ainsi, sa chair était coincée. Mais il valait mieux ne pas regarder le pneu de graisse étalé autour de son assiette.

            C’était il y a un an et je n’ai pas la mémoire de la bouche. Je me souviens seulement que nous avions préparé avec le plus grand soin le menu le plus raffiné qui soit. Des perles aux pourceaux ? Pire. Les pourceaux mangent n’importe quoi sans discernement; cependant, ils ont l’air d’y prendre une forme de plaisir.

            Le voisin, lui, mangeait avec avidité et dégoût. Il enfournait de grosses quantités en semblant trouver cela infect. Il ne fit aucun commentaire sur aucun plat. Pendant le repas, il ne dit qu’une phrase, d’une longueur étonnante pour lui :

            - Vous mangez tant et vous restez maigres !

            Ceci nous fut assené avec colère. Je faillis lui répliquer qu’il ne nous était guère loisible de tant manger, vu le peu de nourriture qu’ils nous avaient laissé. J’eus la sagesse de garder cette remarque pour moi.

            Madame Bernardin avait des gestes d’une lenteur extrême. Je pensais que je devrais l’aider à couper la viande, mais elle s’en sortait toute seule. En fait, c’était sa bouche qui faisait le travail du couteau. Elle portait jusqu’à l’orifice des morceaux énormes et l’espèce de bec-lèvres en prélevait une quantité. Le tentacule redescendait alors au ralenti et déposait dans l’assiette le surplus, qui finissait par ressembler à une sculpture de nourriture.

            Ce ballet avait quelque chose de gracieux. C’était ce que sa bouche fabriquait ensuite qui donnait envie de vomir. Je ne le raconterai pas.

            Au moins pouvait-on lui laisser le bénéfice du doute : il n’était pas impossible que la voisine ait du plaisir à manger. La figure de son mari, en revanche, annonçait la couleur : on n’avait pas idée de cuisiner aussi mal que nous. Ce qui ne l’empêchait pas de vider les plats, l’air de dire : “Il faut bien que quelqu’un s’y colle.”

            Juliette dut penser la même chose que moi, car elle posa cette question :

            - Qu’est-ce que vous mangez, d’habitude, monsieur ?

            Quinze secondes de réflexion aboutirent à cette sentence :

            - De la soupe.

            Cela pouvait vouloir tout dire, mais nous n’en sûmes pas davantage. Nous eûmes beau insister : “Quelle soupe ? Claire, passée, de poisson, aux pois, avec des croûtons, des morceaux de viande, des macaroni, au pistou, froide, de potiron, avec de la crème, du fromage râpé, aux poireaux… ?” La seule réponse qui revint, par cycle, était :

            - De la soupe.

            C’était pourtant lui qui la préparait. Sans doute en demandions-nous trop.

            Le dessert fut une catastrophe. C’est l’unique plat dont je me souvienne, et pour cause : des profiteroles avec une saucière de chocolat fondu. Le kyste s’excita à l’odeur et à la vue du chocolat. Il voulut garder la saucière et nous laisser les choux. Juliette et moi étions ouverts à ce genre de suggestion, nous désirions surtout éviter les drames. C’est monsieur Bernardin qui s’interposa.

            Nous assistâmes à une querelle conjugale du troisième type. Le médecin se leva et vint déposer d’autorité quelques profiteroles dans l’assiette de sa moitié. Puis il les nappa d’une dose raisonnable de chocolat et mit la saucière hors de portée. Dès que s’éloigna l’objet de sa convoitise, l’épouse commença à pousser des gémissements qui n’avaient rien d’humain. Les tentacules s’allongeaient autant que possible vers le Graal. Le docteur prit ce dernier et le serra contre lui en disant d’une voix ferme :

            - Non. Tu ne peux pas. Non.

            Hurlements de Bernadette.

            Ma femme murmura :

            - Monsieur, vous pouvez la lui donner. Je peux refaire fondre du chocolat, c’est facile.

            Cette intervention fut ignorée. Le ton montait entre les Bernardin. Il criait “Non !” et elle criait quelque chose qui s’apparentait à un idiome. Peu à peu, nous identifiâmes un son :

            - Soupe ! Soupe !

            Ainsi, elle avait cru avoir affaire à une variante de sa nourriture de base. J’eus la sottise de dire :

            - Non, madame, ce n’est pas de la soupe, c’est de la sauce. On ne mange pas cela de la même façon.

            Le kyste sembla trouver que j’étais byzantin avec mes précisions ridicules et il hurla de plus belle.

            Juliette et moi aurions voulu être ailleurs. La dispute ne cessait d’empirer, aucun apaisement ne s’annonçait. Palamède recourut alors à une solution à laquelle même Salomon n’eût pas songé : il enleva la cuiller du récipient, la lécha, puis but le contenu de la saucière d’un trait. Ensuite, il la déposa, l’air d’avoir trouvé ce chocolat ignoble.

            Il y eut une dernière clameur kystique, déchirée :

            - Soupe !

            Après quoi, la chose se tassa, matée, désolée. Elle ne toucha pas à son assiette.

            Ma femme et moi, nous étions révoltés. Quel sale type ! S’être forcé à laper une sauce qu’il n’aimait pas, sous prétexte d’enseigner les bonnes manières à cette malheureuse handicapée ! Pourquoi ne tolérait-il pas que son épouse ait du plaisir ? J’étais prêt à me lever afin de préparer une casserole entière de chocolat fondu pour ce pauvre mammifère. Mais j’eus peur une nouvelle fois de la réaction du tortionnaire.

            Dès cet instant, Bernadette nous inspira une sympathie pleine de tendresse.

            Après le dîner, nous réinstallâmes la masse de notre invitée dans le canapé tandis que le docteur se laissait tomber dans son fauteuil. Juliette proposa des cafés. Monsieur accepta ; madame, qui boudait, n’émit aucun son.

            Ma femme n’insista pas et disparut à la cuisine. Dix minutes plus tard, elle revint avec trois cafés et une grande tasse de chocolat fondu.

            - De la soupe, dit-elle en la tendant à la chose avec un gentil sourire.

            Palamède eut l’air plus mécontent que jamais, mais il n’osa pas protester. J’eus envie d’applaudir : comme d’habitude, Juliette avait eu plus de courage que moi.

            Le kyste lampait la sauce avec des beuglements de volupté. C’était répugnant, mais nous étions ravis. La colère rentrée de son mari nous rendait encore plus heureux.

            Je me lançai dans un monologue sur le rôle de Parménide quant à l’élaboration du vocabulaire philosophique. J’eus beau être odieux, harassant, confus et aride, mes hôtes ne donnèrent aucun signe d’exaspération.

            Peu à peu, je compris qu’ils appréciaient ma logorrhée. Non parce qu’elle les intéressait, mais parce qu’elle les berçait. Madame Bernardin n’était autre qu’un énorme organe digestif. Le bruit monotone qui sortait de ma bouche lui procurait ce merveilleux calme dont rêvent les viscères. La voisine passait une soirée exquise.

            A 11 heures pile, le docteur la hissa hors du canapé. Si “impossible” n’est pas français, “merci” n’est pas Bernardin. En l’occurrence c’était nous qui avions envie de les remercier, puisqu’ils partaient.

            Ils n’étaient restés que trois heures, ce qui eût frisé l’insulte de la part d’invités ordinaires. Seulement, trois heures passées avec les époux Bernardin laissaient l’impression du double. Nous étions vannés.

            Palamède s’éloigna dans la nuit en tirant son poids mort matrimonial. On eût dit un gros marinier traînant une péniche.

            Le lendemain matin, nous nous étions réveillés avec l’exécrable sensation d’avoir commis une erreur. Laquelle? Nous ne le savions pas, mais nous ne doutions pas que nous allions en subir les conséquences.

            Nous n’osions pas en parler. Laver la vaisselle de la veille nous parut un bienfait : les pauvres soldats ont le goût des tâches fastidieuses car elles calment.

            Quand vint l’après-midi, nous n’avions pas encore échangé un mot. En regardant par la fenêtre, Juliette tira la première salve, d’une voix anodine :

            - Crois-tu qu’elle était déjà comme ça, quand il l’a épousée ?

            - Je me pose la même question. A la voir, il semble impossible qu’elle ait été normale un jour. D’autre part, si elle était déjà… comme ça, pourquoi l’a-t-il épousée ?

            - Il est médecin.

            - Se marier avec un tel cas, ce serait pousser la conscience professionnelle un peu loin.

            - Ca arrive, non ?

            - Il faut reconnaître que cela reste la suggestion la moins improbable.

            - Alors, monsieur Bernardin est un saint.

            - Un drôle de saint ! Rappelle-toi l’affaire de la sauce au chocolat.

            - La soupe. Oui. Tu sais, quand on vit depuis quarante-cinq ans avec ce genre de personne, on change peut-être.

            - C’est sans doute ça qui l’a rendu aussi mal embouché. Quand on a cessé de parler depuis quarante-cinq années…

            - Elle parle, pourtant.

            - Elle est capable de s’exprimer, certes. Mais aucune conversation n’est possible, tu l’as vu. En fait, tout s’explique : si Bernardin est venu s’installer dans ce trou perdu, c’est pour cacher sa femme. S’il est devenu cette espèce de brute, c’est à force de la côtoyer, de ne côtoyer qu’elle. Et s’il s’impose chez nous deux heures par jour, c’est que ce qui reste d’humain en lui a besoin d’humanité. Nous sommes sa dernière planche de salut : sans nous, il sombrerait dans l’état larvaire de sa moitié.

            - Je commence à comprendre pourquoi nos prédécesseurs sont partis.

            - Et c’est vrai qu’ils avaient été bien évasifs sur le sujet…

            - C’est surtout nous qui ne voulions rien savoir. Nous sommes tombés amoureux de la Maison. Si l’on nous avait dit qu’il y avait des rats dans la cave, nous nous serions bouché les oreilles.

            - Je préférerais les rats.

            - Moi aussi. Il y a des dératiseurs, il n’y a pas de dévoisineurs.

            - Et puis les rats, il ne faut pas leur faire la conversation. C’est ça le pire : devoir faire la conversation.

            - En l’occurrence, devoir entretenir un monologue !

            - Oui. Il est terrible de penser qu’il n’existe aucun moyen légal pour se protéger contre ce genre de nuisances. Aux yeux du droit, monsieur Bernardin est le voisin idéal : il est silencieux, c’est le moins qu’on puisse dire. Il ne fait rien d’interdit.

            - Quand même, il a failli casser notre porte.

            - Si seulement il l’avait cassée ! Nous aurions un excellent motif pour nous plaindre à la police. Là, nous n’avons rien. Si nous allions dire aux gendarmes que Palamède s’impose chez nous deux heures par jour, ils nous riraient au nez.

            - La police nous interdit-elle de lui fermer la porte?

            - Juliette, nous en avons déjà parlé.

            - Parlons-en encore. Moi, je suis prête à ne plus lui ouvrir.

            - J’ai peur que ce ne soit enraciné en moi. Il y a cette phrase dans la Bible : “Si on frappe à ta porte, ouvre.”

            - Je ne te savais pas si chrétien.

            - Je ne sais pas si je le suis. Mais je sais qu’il m’est impossible de ne pas ouvrir, si on frappe à ma porte. C’est trop profond. Il n’y a pas que l’inné qui soit irréversible. Il y a aussi des caractères acquis auxquels on ne peut renoncer. Des réflexes civiques de base. Par exemple, il me serait impossible de ne plus dire bonjour aux gens, de ne plus leur tendre la main.

            - Tu crois qu’il va venir, aujourd’hui ?

            - On parie ?

            Je fus pris d’un rire nerveux.

            Il n’était ni 3 heures 59 ni 4 heures 01 quand on frappa à la porte.

            Juliette et moi avons échangé le regard des premiers chrétiens livrés aux lions dans une arène.

            Monsieur Bernardin me donna son manteau et alla prendre possession de son fauteuil. L’espace d’un instant, je me dis qu’il avait sa tête des mauvais jours. La seconde d’après, je me rappelai qu’il avait cette figure-là tous les jours.

            Je ne pouvais pas ne pas être parodique en sa présence : c’était un mécanisme d’autodéfense élémentaire. Je demandai sur le ton le plus mondain :

            - Vous n’êtes pas venu avec votre charmante épouse ?

            Il eut pour moi un regard épais. J’affectai de ne pas le remarquer.

            - Ma femme et moi, nous adorons Bernadette. Les présentations sont faites, à présent. Vous ne devriez plus hésiter à l’amener avec vous.

            J’étais sincère : tant qu’à subir notre tortionnaire, je le trouvais plus pittoresque en compagnie de sa moitié.

            Palamède me contemplait comme si j’étais le dernier des mufles. Il parvenait encore à me décontenancer. Je me mis à bredouiller :

            - C’est vrai, je vous l’assure. Peu importe qu’elle soit… différente. Nous l’aimons beaucoup.

            Une voix de molosse finit par me répondre :

            - Ce matin, elle était malade !

            - Malade ? La pauvre, qu’est-ce qu’elle a ?

            Il prit sa respiration pour lâcher une phrase triomphale et revancharde :

            - Trop de chocolat.

            Regard victorieux : il était ravi que sa femme fût malade car cela lui donnait une magnifique occasion de nous accuser.

            Je fis celui qui n’avait pas compris :

            - La malheureuse ! Elle est si fragile.

            Quinze secondes de fulminations.

            - Non, elle n’est pas fragile. Votre nourriture est trop riche.

            Il était clair qu’il avait décidé de nous provoquer. Mur mou, j’esquivai :

            - Détrompez-vous. Vous savez, les femmes sont des mécanismes si délicats… De la porcelaine de Chine ! Une émotion et elles ne digèrent plus.

            J’eus du mal à m’empêcher de rire à l’idée que je traitais ce monstre de porcelaine de Chine. Le voisin, lui, ne trouvait pas cela drôle : je vis sa grosse face se congestionner. Au comble de la colère, il éructa :

            - Non ! C’est vous ! C’est votre femme ! C’est le chocolat !

            Essoufflé de rage, il haussa le menton pour marquer l’irréfutabilité de son argument.

            Je n’allais quand même pas lui demander pardon. Plein de bon sens, je souris :

            - Oh, ce n’est pas grave, quand on a épousé un grand médecin…

            Il se congestionna à nouveau, secoua la tête, mais ne trouva rien à dire.

            - Cher Palamède, racontez-moi comment vous avez rencontré votre épouse, demandai je sur un ton de joueur de golf.

            Il parut si outré de ma question que je le crus sur le point de partir en claquant la porte. Hélas, je prenais mes désirs pour des réalités. Il finit par marmonner :

            - A l’hôpital.

            C’était bien ce que je soupçonnais, mais je jouai l’imbécile :

            - Bernadette était infirmière ?

            Quinze secondes de mépris silencieux.

            - Non.

            J’avais oublié qu’il ne fallait pas lui laisser la possibilité d’utiliser l’un de ses deux mots préférés. Suite à ce “non”, j’eus beau le pousser jusqu’à ses derniers retranchements, je n’obtins plus la moindre information sur les origines de madame.

            Il se calma. Peu à peu, il prit conscience de son triomphe. Certes, nous l’avions mis dans une situation très délicate, nous l’avions forcé à nous montrer sa femme et nous étions passés outre à son interdiction dans l’affaire du chocolat, ce qui constituait une insulte contre son autorité maritale.

            Mais, en fin de compte, le gagnant, c’était lui, bien sûr. Pour l’emporter dans ce combat implacable, il ne servait à rien d’être le plus intelligent, le plus subtil, il ne servait à rien d’avoir le sens de l’humour et d’être capable d’arroser l’autre de torrents d’érudition. Pour vaincre, il fallait être le plus pesant, le plus immobile, le plus oppressant, le plus impoli, le plus vide.

            C’était sans doute le mot qui le résumait le mieux : vide. Monsieur Bernardin était d’autant plus vide qu’il était gros : comme il était gros, il avait plus de volume pour contenir son vide. Ainsi en est-il à travers l’univers : les fraises des bois, les lézards et les aphorismes sont denses et évoquent la plénitude, quand les courges géantes, les soufflés au fromage et les discours d’inauguration sont enflés à proportion de leur vacuité.

            Rien de rassurant à cela : les pouvoirs du vide sont terrifiants. Il est régi par des lois implacables. Par exemple, le vide refuse le bien : il lui barre la route avec obstination. En revanche, le vide ne demande qu’à se laisser envahir par le mal, comme s’il entretenait avec lui des relations anciennes, comme si l’un et l’autre éprouvaient du plaisir à se retrouver pour raconter des souvenirs communs.

            S’il y a une mémoire de l’eau, pourquoi n’y aurait-il pas une mémoire du vide ? Une mémoire faite de xénophobie vis-à-vis du bien (“Toi, je ne te connais pas, alors je ne t’aime pas, et je ne vois pas pourquoi ça changerait”) et d’accointances avec le mal (“Cher vieux camarade, tu as laissé chez moi tant de traces de tes séjours répétés, tu es ici chez toi ! “).

            Certes, il y aura toujours des gens pour dire que le bien et le mal n’existent pas ce sont ceux qui n’ont jamais eu affaire au vrai mal. Le bien est beaucoup moins convaincant que le mal : c’est parce que leur structure chimique est différente.

            Comme l’or, le bien ne se rencontre jamais à l’état pur dans la nature : il est donc normal de ne pas le trouver impressionnant. Il a la fâcheuse habitude de ne rien faire ; il préfère se donner en spectacle.

            Le mal, lui, s’apparente à un gaz : il n’est pas facile à voir, mais il est repérable à l’odeur. Il est le plus souvent stagnant, réparti en nappe étouffante ; on le croit d’abord inoffensif à cause de son aspect, et puis on le voit à l’oeuvre, on se rend compte du terrain qu’il a gagné, du travail qu’il a accompli, et on est terrassé parce que, à ce moment-là, il est déjà trop tard. Le gaz, ça ne s’expulse pas.

            Je lis dans le dictionnaire : “Propriétés des gaz : expansibilité, élasticité, compresibilité, pesanteur.” On jurerait une description du mal.

            Monsieur Bernardin n’était pas le mal, il était une grande outre vide où sommeillait le gaz maléfique. Je l’avais d’abord cru inactif parce qu’il restait des heures à ne rien faire. Ce n’était qu’une apparence : en réalité, il était en train de me détruire.

            A 6 heures, il partit.

            Le lendemain, il arriva à 4 heures et s’en alla à 6 heures.

            Le surlendemain, arrivée à 4 heures, départ à 6 heures.

            Et ainsi de suite.

            Certaines personnes ont des “5 à 7″, c’est le nom pudique des rendez-vous coquins. Je propose que “4 à 6″ désigne le contraire.

            - Quand même, il a épousé une infirme.

            - Est-ce une circonstance atténuante ?

            - Imagine un peu ce que doit être la vie avec cette femme.

            - Je vais te faire lire La Pitié dangereuse.

            - Emile, les livres ne sont pas la clef de tout.

            - Bien sûr que non. Mais les livres aussi, ce sont des voisins, des voisins de rêve, qui viennent chez vous seulement quand vous les appelez, et qui s’en vont dès que vous ne voulez plus les voir. Considérons que Zweig est un voisin.

            - Et qu’est-ce qu’il dit, ce voisin ?

            - Il dit qu’il y a une bonne et une mauvaise pitié. Je ne suis pas sûr que monsieur Bernardin pratique la bonne.

            - Avons-nous le droit de le juger ?

            - Avec un mufle pareil, nous avons tous les droits. A-t-il le droit de s’imposer chez nous deux heures par jour ?

            - J’essayais néanmoins de dire que, au départ, son désir d’épouser Bernadette avait dû être généreux.

            - Tu as vu comment il la traitait, l’autre soir ? Tu trouves ça généreux ? Il ne suffit pas de prendre en charge une handicapée pour être un saint.

            - Un saint, non. Un brave homme.

            - Ce n’est pas un brave homme. La bonté mal pratiquée n’est pas de la bonté.

            - S’il ne l’avait pas épousée, que serait-elle devenue ?

            - Nous n’en savons rien. Comment était-elle, il y a quarante-cinq ans ? En tout cas, elle n’aurait pas été plus malheureuse sans lui.

            - Et lui, comment était-il, il y a quarante-cinq ans ? Je ne peux pas imaginer qu’il a été jeune et mince.

            - Il n’était peut-être pas mince.

            - Mais il était jeune, tu te rends compte ?

            - Certaines personnes ne sont jamais jeunes.

            - Enfin, il a bien fallu qu’il fasse des études de médecine ! Un demeuré peut-il y parvenir ?

            - Je vais finir par le croire.

            - Non, ce n’est pas possible. Je pense plutôt qu’il a très mal vieilli. Cela peut arriver. Nous-mêmes, comment serons-nous dans cinq ans ?

            - Une chose est sûre : tu ne seras pas comme elle.

            Juliette rit et se mit à mugir :

            - Soupe ! Soupe !

            Je me réveillai au milieu de la nuit, frappé par une évidence que je n’avais pas encore osé me formuler : monsieur Bernardin était l’emmerdeur mythologique.

            Certes, nous savions déjà qu’il était un emmerdeur. Mais cela ne suffisait pas beaucoup de gens peuvent être qualifiés de tels. Notre voisin, lui, représentait le type pur.

            Je passai en revue les figures des mythologies anciennes ou modernes que je connaissais. L’éventail des personnages possibles y apparaissait. Tout le monde y était, sauf l’emmerdeur archétypal. Il y avait des fâcheux, d’envahissants bavards, d’exaspérants séducteurs, des dames embêtantes au superlatif, des enfants à jeter par la fenêtre. Cependant, il n’y avait personne qui s’apparentât à notre tortionnaire.

            Il m’avait été donné de rencontrer celui qui, à part emmerder son prochain, n’avait pas l’ombre d’une activité ou d’une raison d’être. Médecin ? Je ne l’avais jamais vu soigner personne. Poser une main sur le front de Juliette ou empêcher Bernadette de lamper de la sauce au chocolat ne constituaient pas une activité médicale.

            En vérité, monsieur Bernardin n’était sur terre que pour emmerder. La preuve, c’est qu’il n’avait pas un atome de plaisir à vivre. Je l’avais observé : tout lui était désagréable. Il n’aimait ni boire, ni manger, ni se promener dans la nature, ni parler, ni écouter, ni lire, ni regarder de belles choses, rien. Le plus grave, c’est qu’il n’avait même pas de plaisir à m’emmerder : il le faisait à fond, parce que c’était sa mission, mais il n’en retirait aucune joie. Il avait l’air de trouver très emmerdant de m’emmerder.

            Si au moins il avait été comme ces vieilles chipies qui éprouvent une jouissance perverse à enquiquiner les autres ! L’idée de son bonheur m’eût consolé.

            Ainsi, il s’empoisonnait la vie en empoisonnant la mienne. C’était un cauchemar. Pire : les rêves les plus affreux ont une fin, alors que mon épreuve ne se terminerait pas.

            En effet, j’examinais l’avenir : il n’y avait aucune raison pour que la situation évoluât. Rien, à l’horizon, qui pût ressembler à un dénouement.

            Si cette maison n’avait pas été la Maison, nous eussions pu partir. Nous aimions trop notre clairière. Si Moïse avait eu le temps d’habiter la Terre promise, aucun Bernardin n’eût pu le décider à s’en aller.

            Une autre hypothèse était la solution de toute existence humaine : la mort. Le décès naturel de notre voisin. C’eût été parfait. Hélas, il avait beau avoir soixante-dix ans et être gros, il ne semblait pas mourant. D’ailleurs, les médecins n’ont-ils pas une espérance de vie supérieure à la moyenne ?

            La dernière possibilité était celle que Juliette ne cessait de suggérer : refuser de l’accueillir. Bien entendu, c’était ce que j’eusse dû faire. C’était la sagesse dans la légalité. Et si je n’avais pas été un pauvre petit professeur effaré, j’en eusse trouvé la force. Hélas, on ne choisit pas qui l’on est. Je n’avais pas choisi d’être pusillanime, cela m’avait été imposé.

            Non sans dérision, je me pris à penser que c’était le destin. On n’enseigne pas le grec et le latin pendant quarante années si l’on n’est pas féru de mythologie. Il y avait donc, sinon une justice, au moins une cohérence dans ce coup du sort : c’était à moi, philologue, qu’il revenait de rencontrer une nouvelle figure archétypale.

            C’était comme si j’avais été un spécialiste des maladies hépatiques qui, vers la fin de sa vie, aurait contracté une cirrhose du foie une malchance qui, somme toute, serait tombée sur la personne adéquate.

            Je me retournai dans le lit en souriant, car je venais de comprendre une vérité désolante et drôle, à savoir que le sens était la consolation des faibles.

            Certes, des armées de philosophes s’en étaient rendu compte avant moi. Mais la sagesse des autres n’a jamais servi à rien. Quand arrive le cyclone, la guerre, l’injustice, l’amour, la maladie, le voisin, on est toujours seul, tout seul, on vient de naître et on est orphelin.

            - Et si on achetait la télévision ? Juliette faillit renverser la cafetière.

            - Tu es fou.

            - Pas pour nous. Pour lui. Comme ça, quand il viendrait ici, on l’installerait devant la télévision et on serait tranquilles.

            - Tranquilles, avec ce bruit infernal ?

            - Tu exagères. C’est vulgaire, mais pas infernal.

            - Non, c’est une très mauvaise idée. De deux choses l’une : soit monsieur Bernardin n’aime pas la télévision, et il sera encore plus mécontent qu’avant, mais ne délogera pas pour autant. Soit il aime la télévision et il passera quatre heures, cinq heures, sept heures par jour chez nous.

            - Horreur. Je n’y avais pas pensé. Et si on leur offrait la télévision ?

            Elle éclata de rire.

            A cet instant, le téléphone sonna. Nous nous regardâmes avec terreur. Cela faisait près de deux mois que nous vivions à la Maison, et nous n’avions encore jamais reçu un coup de téléphone.

            Juliette balbutia :

            - Tu crois que…

            Je me mis à pester :

            - Evidemment que c’est lui ! Qui d’autre que lui ? Ca ne lui suffit plus, les 4 à 6 ! Ca commence au petit déjeuner, maintenant !

            - Emile, je t’en prie, ne décroche pas, dit ma femme d’une voix suppliante.

            Elle était livide.

            Je jure que je ne voulais pas décrocher. Mais il se passa la même chose que quand il frappait à la porte : ce fut plus fort que moi. Je me sentais mal, l’air n’entrait pas. Et cette sonnerie qui n’arrêtait pas ! Ce qui confirmait l’identité de l’appelant.

            Mort de honte et à bout de nerfs, je me ruai sur le récepteur et décrochai en regardant Juliette qui avait caché son visage derrière ses mains.

            Quelle ne fut pas ma stupeur d’entendre, à la place du borborygme attendu, la plus charmante et juvénile des voix féminines :

            - Monsieur Hazel, je ne vous réveille pas ?

            Le souffle me revint à l’instant.

            - Claire !

            Ma femme eut l’air aussi surpris et heureux que moi. Claire était la meilleure élève que j’aie eue en quarante ans. Elle avait passé son baccalauréat l’année précédente. Nous nous sentions comme ses grands-parents.

            La petite Claire m’expliqua qu’elle venait d’obtenir son permis de conduire. Elle avait acheté d’occasion une voiture qui tenait encore la route et rêvait de s’en servir pour venir nous voir.

            - Mais bien sûr, Claire ! Rien ne pourrait nous faire plus de plaisir.

            Je lui expliquai le chemin. Elle annonça qu’elle arriverait le surlendemain vers 3 heures de l’après-midi. J’allais commencer à me réjouir quand je songeai à monsieur Bernardin.

            Hélas, la jeune fille était déjà en train de me dire au revoir. Je n’eus pas le temps de lui suggérer une autre heure rapide comme une hirondelle, elle avait raccroché.

            - Elle vient après-demain, annonçai-je sur un ton mi-figue mi-raisin.

            - Samedi ! Quelle joie ! J’avais si peur de ne plus la revoir !

            Juliette était aux anges. Il me fallut du courage pour ajouter :

            - Elle arrivera à 3 heures. J’ai voulu proposer une autre heure mais…

            - Ah.

            Sa joie retomba un peu. Pourtant, elle trouva le moyen de rire :

            - Qui sait ? Ce sera peut-être très drôle, comme rencontre.

            Je me demandais si elle croyait ce qu’elle suggérait.

            Claire était une jeune fille d’un autre temps. Je ne dis pas cela parce qu’elle avait étudié le latin et le grec pendant son adolescence ; elle n’avait pas eu besoin de cette bizarrerie pour ne pas appartenir à son époque. Son visage était si doux que ses contemporains ne la trouvaient pas jolie, et elle souriait tant que les jeunes la prenaient pour une écervelée.

            Elle traduisait Sénèque et Pindare à la lecture, en un français élégant et subtil : elle n’avait même pas l’air de se rendre compte de cette faculté. Mais ses condisciples en avaient conscience et tiraient argument de ce prodige pour la mépriser. J’ai souvent remarqué que les lycéens détestent l’intelligence.

            Claire voguait au-dessus de tout cela avec majesté. Une véritable amitié était née entre elle et moi. Ses parents étaient des braves gens qui ne cessaient de lui reprocher son goût des langues anciennes : ils auraient été si heureux de la voir choisir des études sérieuses telles que la comptabilité et le secrétariat. Apprendre une langue morte leur paraissait la perte de temps la plus consternante qui se pût concevoir. Et en apprendre deux !

            J’avais invité Claire à déjeuner. Elle devait avoir quinze ans cette année-là Juliette avait eu un coup de foudre pour elle, et cela avait été réciproque. Nous nous trouvions trop âgés pour être ses parents, nous la considérions comme notre petite-fille.

            Il s’était créé entre nous trois un lien d’une force rare. Claire était devenue la seule personne du monde extérieur qui nous importât.

            Elle portait son prénom à merveille : il émanait d’elle une lumière qui captait le regard. Elle faisait partie de ces êtres d’exception dont la simple présence suffit à rendre heureux.

            Claire avait dix-huit ans maintenant, mais elle n’avait pas changé : nous ne l’avions plus vue depuis une dizaine de mois et rien n’avait altéré cette affection profonde qui nous unissait.

            Elle m’appelait toujours “monsieur Hazel”, alors qu’elle usait du prénom de Juliette depuis leur rencontre. Je n’en étais pas vexé : après tout, ma femme était mon enfant, ce qui la rendait plus proche de la jeune fille.

            Claire n’était chez nous que depuis dix minutes et nous en étions déjà illuminés. Cela ne tenait pas tant à ce qu’elle racontait qu’à sa manière d’être. Sa gaieté nous éclaboussait. Nous étions si contents qu’elle ne nous ait pas oubliés. Le monde extérieur nous indifférait mais, elle, elle nous était nécessaire.

            On frappa à la porte. Déjà 4 heures ! Et moi qui m’étais promis d’avertir la petite de cette visite inopportune, afin qu’elle puisse comprendre.

            - Oh, vous attendiez quelqu’un ? Je vais m’en aller…

            - Claire, non ! Je vous en supplie.

            Monsieur Bernardin paraissait outré que nous ayons eu l’audace de recevoir quelqu’un pendant les heures qui désormais lui appartenaient. Il marmonna entre ses dents quand elle lui dit bonjour, armée de son sourire exquis. Juliette et moi étions gênés de sa grossièreté, comme si nous en avions été responsables.

            Il se laissa tomber dans son fauteuil et ne bougea plus. La jeune fille le regardait avec un étonnement plein de gentillesse. Elle devait croire qu’il était notre ami et que, pour cette raison, il fallait lui parler.

            - C’est une bien belle région que vous habitez ! s’exclama-t-elle d’une voix charmante.

            Le tortionnaire sembla excédé, l’air de penser : “Comme si j’allais m’abaisser à parler à une péronnelle qui ose s’imposer pendant mes heures !”

            Il ne daigna pas ouvrir la bouche. J’étais consterné. Claire le crut dur d’oreille et répéta sa remarque plus fort : il la regarda comme si elle était une harengère. J’aurais voulu le gifler. Je me contentai de répondre à sa place.

            - Monsieur Bernardin est notre voisin. Il vient ici chaque jour, de 4 heures à 6 heures.

            Je pensais que Claire comprendrait la nature de ces visites, qu’il était visible que nous étions les victimes d’un tortionnaire. Hélas, ce n’était pas si manifeste que cela la jeune fille crut que nous avions une vraie amitié pour lui. Peut-être même pensa-t-elle que c’était nous qui l’invitions. Il y eut un froid. Un froid irrémédiable. La petite n’osait plus parler à l’intrus, elle ne s’adressait désormais qu’à nous, mais elle avait perdu son naturel et son ton allègre. Quant à Juliette et moi, nous étions si crispés que nous parlions d’un air emprunté. Nos sourires sonnaient faux.

            C’était abominable.

            Claire ne tint pas le coup longtemps. Vers 5 heures, elle fit mine de partir. Nous voulûmes la retenir ; elle assura qu’elle avait un rendez-vous, qu’elle ne pouvait s’y dérober.

            Je la raccompagnai jusqu’à sa voiture. A peine étais-je seul avec elle que je tentai de lui expliquer la situation :

            - Vous comprenez, il nous est difficile de ne pas le recevoir, c’est le voisin, mais…

            - Il est gentil. C’est une bonne compagnie pour vous, me coupa la jeune fille qui voulait me tirer d’embarras.

            Les mots me restèrent dans la gorge. Pour la première fois de ma vie, on me parlait sur un ton condescendant, et c’était Claire, ma petite-fille, qui me parlait comme ça ! C’était elle, dont j’avais été si longtemps le professeur préféré, elle qui m’avait admiré, qui avait donné un sens à ma pauvre carrière, c’est elle qui maintenant usait envers moi de cette douceur pauvre que l’on réserve aux vieillards !

            Elle me serra la main avec un sourire affectueux et triste dans lequel je lisais “Allons, je ne peux pas vous en vouloir d’avoir votre âge.”

            - Vous reviendrez, n’est-ce pas ? Claire, vous reviendrez ?

            - Oui oui, monsieur Hazel ; embrassez Juliette, me répondit-elle avec un regard d’adieu.

            Le véhicule disparut dans la forêt. Je savais que je ne reverrais jamais mon élève.

            Quand je revins au salon, ma femme me demanda avec angoisse :

            - Est-ce qu’elle reviendra ?

            Je répétai la réponse de la jeune fille :

            - Oui oui.

            Juliette sembla rassurée. Sans doute ignorait-elle cette spécificité linguistique : en mathématiques, plus par plus font plus, alors que le mot oui multiplié par deux équivaut toujours à une négation.

            Monsieur Bernardin, lui, eut l’air de comprendre car je vis passer dans son oeil éteint l’expression du triomphe.

            La respiration de Juliette était devenue celle du sommeil. Je pouvais enfin me laisser aller.

            Je quittai le lit et je descendis l’escalier sur la pointe des pieds. Il était plus de minuit. Sans allumer la lumière, je m’assis dans ce fauteuil maudit que le tortionnaire s’était attribué. Je me rendis compte qu’à force de supporter le poids de notre voisin, il s’était creusé en son centre.

            J’essayais de me mettre à la place de Claire. Si fine fût-elle, elle n’avait pu s’en remettre qu’aux apparences, et je ne devais pas lui en vouloir.

            J’avais accumulé les erreurs. Si je n’avais fait aucun commentaire sur la venue de monsieur Bernardin, la jeune fille aurait pu comprendre qu’il s’agissait d’un fâcheux. Mais j’avais précisé qu’il venait tous les jours de 4 heures à 6 heures. Elle en avait donc conclu que cet imbécile était un ami.

            Plus grave : je devais la remercier de l’avoir pensé. Comment aurait-elle imaginé que je puisse me laisser envahir ? Si on lui avait dit que son professeur vénéré s’avérait incapable de fermer sa porte à un mufle pareil, elle ne l’aurait pas cru. Elle m’estimait trop pour cela.

            Comble des combles, je m’en tirais à bon compte ! Il y avait de quoi rire. Pourtant, j’étais au bord des larmes. J’entendais la voix de Claire qui pensait tout haut : “A cet âge-là, on ne supporte plus la solitude. On préfère une compagnie, si encombrante soit-elle, à l’impression d’être abandonné. Quand même, de la part d’un homme qui m’a enseigné la sagesse des Anciens, qui méprisait les attitudes grégaires et qui révérait. Siméon le Stylite, en arriver là ! Il m’avait dit qu’il se retirait à la campagne pour fuir le monde, comme Jansénius à Ypres. Et le voici qui invite chaque jour ce bonhomme grossier. Enfin, il faut être indulgent. La vieillesse est un naufrage. Mais je n’ai pas envie de voir couler le bateau : c’est au-dessus de mes forces. Et je ne veux surtout plus me retrouver avec ce type. Je me demande comment Juliette le supporte… Je n’irai plus les voir. Je préfère garder mon souvenir intact. D’ailleurs, ils ont un ami, ils n’ont plus besoin de moi.”

            J’essayais de faire taire cette voix. Je me maudissais. Si seulement j’avais eu le temps de lui expliquer, en la conduisant à sa voiture ! Mais j’en avais eu le temps ! Pourquoi avais-je manqué cette occasion ?

            Pour la première fois de ma vie, je comprenais que j’étais vieux. C’était le regard d’une jeune fille affectueuse qui me l’avait appris : la révélation n’en était que plus terrible.

            J’étais vieux par ma faute. Aujourd’hui, on ne peut plus incriminer l’âge : soixante cinq ans, cela ne signifie plus rien. Je ne pouvais donc m’en prendre qu’à moi-même.

            Et il y avait de quoi. Pour singulière qu’elle fût, ma faute n’en était pas moins méprisable. Je m’étais rendu coupable d’une forme particulière de faiblesse : j’avais renoncé à mon idéal de bonheur et de dignité. En langage vulgaire, j’acceptais qu’on m’emmerde. Et je l’acceptais pour rien, au nom de rien : les conventions que j’avais invoquées pour me justifier n’existaient pas.

            C’était une conduite de vieillard. Je méritais d’être vieux puisque j’avais des attitudes de vieux.

            Et Juliette : à supposer que j’aie eu le droit de me rendre malheureux, au nom de quoi avais-je fait si peu de cas de son bonheur à elle ? J’avais privilégié celui que je méprisais aux dépens de celle que j’aimais. Elle n’avait pourtant pas manqué de me conseiller, et sa suggestion était si simple, si facile à appliquer : il suffisait de ne plus ouvrir la porte ! Etait-il donc insurmontable de ne pas ouvrir sa porte à l’envahisseur ?

            Je n’avais rien vu venir. Jamais je n’aurais imaginé qu’une faiblesse aussi insignifiante entraînerait de telles conséquences. Il ne fallait pas me le cacher : l’abandon de Claire me poignardait le coeur. Cette petite avait été le seul être humain à m’estimer en toute connaissance de cause et, par là même, à me grandir à mes propres yeux. Nul besoin d’être vaniteux pour avoir besoin, au moins une fois dans sa vie, de se sentir regardé avec admiration par quelqu’un d’intelligent. A fortiori si l’on approche de la vieillesse et que ce quelqu’un est jeune.

            Et si, en plus, on se prend d’affection pour sa jeune admiratrice, elle devient l’individu le plus nécessaire : Claire était la garantie extérieure de ma valeur. Aussi longtemps qu’elle m’estimerait, je me ferais l’effet d’être une personne de qualité.

            Cette nuit-là, je me trouvais risible, médiocre, indigne. Ma vie entière me semblait à l’avenant.

            J’avais été un petit professeur dans un lycée de province, j’avais enseigné, durant quarante années, des langues mortes dont le monde se fichait, j’avais, au nom de principes glorieux, tenu ma femme recluse loin des joies ordinaires et le peu de bénéfice que j’en avais tiré, cette admiration profonde chez une élève douée, je ne l’avais même plus. Dans les yeux de la jeunesse, j’avais lu ce qu’il restait de moi : un pauvre vieux.

            Tchékhovien, je regardai par la fenêtre en murmurant : “Toute vie est échec. Toute vie est échec.” En cela, mon existence était ordinaire, tellement ordinaire, le plus banal des enlisements.

            Je m’enfonçai dans le trou que monsieur Bernardin avait creusé en son fauteuil, je cachai mon visage derrière mes mains et je pleurai.

            A 4 heures de l’après-midi, l’instrument de ma perte arriva chez moi. Je le subis comme on subit une inondation. Je ne lui dis pas un mot. Je ne m’étais pas rasé ce matin-là : je passai ces deux heures à caresser mon menton qui piquait, avec l’étrange conviction que cette barbe était une production du corps de mon tortionnaire.

            A 6 heures, il partit.

            Ce soir-là, Juliette me demanda quand Claire reviendrait.

            - Elle ne reviendra plus.

            - Mais… hier, elle t’a dit que…

            - Hier, je l’ai priée de revenir, et elle a répondu : “Oui oui”. Cela veut dire non.

            - Enfin, pourquoi ?

            - Je l’ai lu dans ses yeux : elle ne viendra plus nous voir. C’est ma faute.

            - Qu’est-ce que tu lui as dit ?

            - Rien.

            - Je ne comprends pas.

            - Si, tu comprends. Ne me force pas à t’expliquer. Tu as très bien compris.

            Ma femme ne prononça plus un mot de toute la soirée. Elle avait un regard de morte.

            Le lendemain matin, elle avait 39° de fièvre. Elle garda le lit. Je restai à son chevet. Elle s’endormit souvent, d’un sommeil mauvais, agité.

            A 4 heures, on frappa à la porte.

            J’étais à l’étage, mais mon ouïe s’était surdéveloppée, ces derniers temps, comme celle d’un animal en alerte.

            Un miracle se produisit. Je sentis monter en moi une impulsion d’une force inconnue. Ma cage thoracique se dilata, ma mâchoire se contracta. Sans réfléchir une seconde, je dévalai l’escalier, j’ouvris la porte et, les yeux exorbités, je dévisageai mon adversaire.

            Sa grosse face ne s’apercevait de rien. Alors, mes lèvres s’écartèrent et déversèrent le contenu de ma fureur. Je hurlai :

            - Foutez le camp ! Foutez le camp et ne revenez plus jamais, sinon je jure que je vous casse la gueule !

            Monsieur Bernardin ne réagit pas. Son registre d’expressions était limité et l’étonnement n’y figurait pas. Son visage se contenta de se rembrunir ; je crus y lire aussi une vague perplexité qui porta ma rage à son comble.

            Je me jetai sur lui, l’attrapai par les revers de son manteau et, avec une énergie d’athlète, je le secouai comme un prunier en criant :

            - Foutez le camp, espèce d’emmerdeur ! Et que je ne vous voie plus jamais !

            Je le rejetai en arrière comme un paquet d’ordures. Il faillit tomber mais il rétablit son équilibre juste à temps. Il ne m’adressa pas un regard.

            Il se retourna et, de sa démarche lente et lourde, il s’en alla.

            Ahuri, je contemplai la masse qui s’éloignait. C’était donc si facile ! J’étais médusé de joie et de triomphe : je venais de vivre la première colère de mon existence et j’en étais ivre ! Combien Horace avait tort de la qualifier de folie : au contraire, la colère était une sagesse, si seulement elle avait pu me frapper plus tôt !

            Je claquai la porte avec un geste de gifle c’étaient soixante-cinq années de faiblesse que je giflais. J’éclatai d’un rire sonore. Gai et fort comme un général victorieux, je montai l’escalier en quatre sauts et j’atterris au chevet de Juliette à qui je clamai mon haut fait à la manière d’une chanson de geste :

            - Tu te rends compte ! Il ne viendra plus, maintenant, plus jamais ! Je te jure que s’il revient, je lui casse la figure !

            Ma femme eut un sourire dolent. Elle soupira :

            - C’est bien. Mais Claire non plus ne viendra plus.

            - Je vais lui téléphoner.

            - Que lui diras-tu ?

            - La vérité.

            - Tu lui avoueras que tu t’es laissé envahir pendant deux mois, sans broncher ? Tu avoueras que tu lui ouvrais la porte, alors qu’il aurait été si normal de ne pas le faire ?

            - Je lui dirai qu’il menaçait de casser notre porte !

            - Alors, tu avoueras que tu as rampé devant lui ? Que tu n’as même jamais prononcé les mots qui nous auraient libérés ? Qu’est-ce qui t’empêchait de lui dire avec fermeté de ne plus venir ?

            - Je lui dirai ce que j’ai fait aujourd’hui. Je me suis racheté, non ?

            Douce et triste, Juliette me regarda dans les yeux.

            - Fallait-il en arriver à une telle extrémité ? Ta conduite d’aujourd’hui est excessive. Tu as été grossier et violent. Tu as perdu le contrôle de toi-même. Tu n’as pas agi, tu as explosé.

            - Tu ne nieras pas l’efficacité de la manoeuvre ! On se fiche de la correction du système. Avoue que Bernardin ne méritait pas mieux.

            - Bien sûr. Mais as-tu réellement l’intention de raconter ton attitude à Claire ? Crois-tu qu’il y ait lieu de se vanter ?

            Je ne trouvai rien à répondre. Ma joie avait dégonflé. Ma femme se retourna dans le lit et murmura :

            - De toute façon, elle ne nous a pas laissé son numéro de téléphone. Ni son adresse.

            Le lendemain, à 4 heures de l’aprèsmidi, on ne frappa pas à notre porte.

            Le surlendemain non plus. Et ainsi de suite.

            A 3 heures 59, j’éprouvais encore tous les symptômes de l’angoisse : difficultés à respirer, sueurs glacées, le chien de Pavlov n’était pas mon cousin.

            A 4 heures pile, j’avais les sens si alertés que j’étais comme absent à moi-même.

            Dès 4 heures 01, un tressaillement victorieux me parcourait le corps : je devais me retenir pour ne pas me mettre à faire des bonds.

            Si j’emploie un imparfait itératif, ce n’est pas pour rien : ce conditionnement dura des jours et des jours.

            Le reste de mes journées se décrispa plus vite : je désappris cet odieux sentiment d’attente, mais ce qui le remplaça ne s’apparentait pas au bonheur. Le syndrome Bernardin avait laissé des séquelles : je me levais le matin avec une profonde impression d’échec. Je ne parvenais cependant pas à me raisonner, et pour cause : cette sensation était de l’ordre de l’irrationnel.

            En effet, si je comparais mon sort du moment (fin mars) à celui de mon arrivée à la Maison (début janvier), je constatais que j’étais revenu à la case départ : les conditions étaient redevenues identiques. Il n’y avait plus un tortionnaire qui venait gâcher mes journées, et ces dernières se déroulaient comme je les avais toujours rêvées, hors du monde et hors du temps, dans le silence le plus profond.

            Bien sûr, il y avait eu l’affaire Claire mais quand j’étais venu m’installer ici, je n’avais jamais imaginé ni espéré que la jeune fille nous rendrait visite. J’avais donc toutes les raisons de considérer que notre bonheur nous était restitué intact, et qu’il suffisait de s’y replonger comme dans une eau tiède.

            Pourtant, je découvrais que j’en étais incapable. Les deux mois d’oppression de monsieur Bernardin avaient cassé quelque chose dont j’ignorais la nature et dont je ressentais cependant la destruction avec une acuité douloureuse.

            Par exemple, si Juliette ne m’aimait certes pas moins qu’avant, il n’y avait plus entre nous ce climat d’enfance idyllique. Elle ne me faisait plus aucun reproche quant à ma conduite passée et semblait même l’avoir oubliée. Cela ne m’empêchait pas de sentir en elle une tension constante : elle n’avait plus cette merveilleuse capacité d’abandon et d’écoute que je lui avais toujours connue.

            Nous n’étions pas malheureux, certes. Nous avions seulement perdu une chose aussi inconnue qu’essentielle. Je me rassurais comme je le pouvais, invoquant surtout l’argument suprême : le temps. Il ne manquerait pas d’effacer cet écueil. Bientôt le souvenir s’émousserait, bientôt son évocation nous amuserait.

            Je croyais tant en cette guérison que je la devançais : déjà je badinais sur le sujet, j’éclatais de rire en rappelant certains épisodes de l’invasion, ou en mimant la démarche pesante de Palamède, ou encore en m’effondrant dans le fauteuil désormais creux que nous persistions à nommer “son” fauteuil sans avoir à préciser l’antécédent de ce pronom.

            Juliette riait aussi. Mais, était-ce un fantasme de ma part ? j’avais l’impression que le coeur n’y était pas.

            Parfois, je la voyais s’arrêter devant la fenêtre et regarder longuement la maison des voisins, avec une expression de désolation insondable.

            Je ne risque pas d’oublier la nuit du 2 au 3 avril. Mon sommeil n’avait jamais été d’une grande qualité ; depuis l’affaire Bernardin, il s’était encore détérioré. Il me fallait des heures pour m’endormir. Je me tournais et me retournais dans mon lit en pestant contre Bernanos qui affirmait que l’insomnie était le comble de l’aboulie. Evidemment, quand on a la foi qui déplace les montagnes, dormir doit être un jeu d’enfant. Mais, quand on a un médecin obèse pour seul environnement métaphysique, la paix de l’âme devient inaccessible.

            Cela faisait des heures que je m’énervais au lit. Même la respiration hypnotique de Juliette ne parvenait pas à me calmer. J’en arrivais à m’irriter de tout, y compris du silence de la forêt. Les bruits de la ville rendaient les insomnies moins angoissantes. Ici, il n’y avait guère que le murmure de la rivière pour me raccrocher à la vie, il était si ténu que je devais tendre l’oreille pour l’entendre, et cet effort infime empêchait mon corps de se relâcher.

            Peu à peu, l’eau se mit à chanter plus fort. Que se passait-il ? Une brusque crue ? La clairière allait-elle être inondée ? Mon cerveau confus commençait déjà à élaborer des plans, monter les meubles à l’étage, construire un radeau.

            Un accès de conscience me fit soudain remarquer que ce bruit n’avait rien d’aquatique : au contraire, c’était un bourdonnement mécanique et huileux, comme un ronronnement de voiture.

            J’ouvris les yeux pour mieux réfléchir. Ce véhicule que j’entendais n’avançait pas. Or, ce son continu était plutôt lointain, du moins, je le croyais, car les décibels semblaient devoir franchir des obstacles pour arriver ici.

            Mon esprit décida qu’il s’agissait d’une équipe de bûcherons en train de tronçonner des arbres dans les environs. Il y crut cinq minutes puis il se rendit compte de l’inanité de cette supposition : pourquoi travailleraient-ils à une heure pareille ? D’ailleurs, les cris d’une tronçonneuse n’avaient rien à voir avec ce vrombissement régulier.

            Je finis par quitter le lit. J’enfilai de vieilles chaussures et un paletot et je sortis de la Maison. Le bruit venait de chez les Bernardin. Pourtant, aucune de leurs fenêtres n’était éclairée.

            J’en conclus qu’ils disposaient d’une espèce de générateur pour se ravitailler en électricité. Curieux, cependant, que je ne l’aie jamais entendu fonctionner auparavant. Et quelle idée d’attendre la nuit pour le mettre en marche ! Enfin, de la part d’un tel emmerdeur, il n’y avait pas lieu de s’en étonner.

            C’était donc ça ! Notre voisin ne pouvait plus nous torturer de 4 heures à 6 heures ; pour se rattraper, il n’avait rien trouvé de mieux que de brancher sa machine la nuit.

            Sacré Palamède ! Ce procédé dérisoire était bien digne de lui. Car enfin, il se dérangeait d’abord lui-même, avec ce tapage nocturne qu’il devait percevoir dix fois plus fort dans son lit. C’était une démarche identique à la précédente, au fond : quand il nous envahissait deux heures par jour, cela l’emmerdait encore plus que nous. Sa devise semblait être : “Gâchons notre vie dans l’espoir que cela gâche aussi la vie des autres.”

            Je lui répondais à haute voix : “Si tu t’imagines que ta nouvelle trouvaille nous dérange, mon pauvre ami ! Tu devrais voir dormir Juliette. Si je n’étais pas insomniaque, je ne l’aurais jamais entendu, ton compresseur ! Tandis que toi, tu dois avoir l’impression d’habiter un réacteur nucléaire, en ce moment !”

            Ragaillardi, je traversai le petit pont qui enjambe la rivière et j’arpentai le territoire des Bernardin. Quelle belle nuit ! Aucune étoile au firmament, rien que des nuages couleur d’ébonite, pas un pouce de vent, le printemps encore immobile au creux de l’air.

            En contournant leur maison, je m’aperçus qu’il y avait de la lumière dans leur garage ce devait être le lieu où ils avaient installé leur générateur. D’ailleurs, le bruit venait de là. Le voisin avait sans doute oublié d’éteindre la lampe.

            Je marchai jusqu’à la fenêtre pour voir la machine. Une fumée emplissait le garage, il me fallut du temps pour distinguer ce qui s’y passait. C’était le moteur de la voiture qui tournait.

            En un quart de seconde, je compris. Je me ruai sur la porte : elle était fermée à clé. Alors je bondis vers la fenêtre que je cassai d’un coup de coude, j’enjambai le mur, je retombai à l’intérieur, j’éteignis le contact de l’automobile et, sans prendre le temps de regarder le corps qui gisait par terre, je soulevai la porte du garage.

            Puis je traînai Palamède par les aisselles et le transportai à l’air libre.

            Son pouls battait encore, mais le gros homme semblait dans un état critique. Son teint était gris et une sorte de vomissement baveux lui recouvrait le menton. Que faire ? C’était lui, le médecin ! Ce n’était pas moi, professeur de latin et grec, qui pouvais lui rendre la vie.

            Il fallait téléphoner aux urgences. Pas de chez lui. J’avais trop peur de tomber sur Bernadette. Je courus à la Maison, j’appelai les premiers soins. “On vous envoie une ambulance”, me répondit-on, mais l’hôpital était au diable Vauvert.

            Fou de nervosité, je retournai au chevet du voisin. J’avais l’impression que son corps émettait une sorte de râle. Je ne savais pas si c’était bon ou mauvais signe. Je lui secouais les bras, comme si cela pouvait le faire revenir à la vie.

            Je me mis à l’apostropher :

            - Espèce d’emmerdeur ! Tu ne recules devant rien, hein ? Tu irais jusqu’à crever, rien que pour nous emmerder ! Ca ne va pas se passer comme ça, mon vieux ! Je ne te laisserai pas mourir, tu entends ? On n’a jamais vu un pareil fouteur de merde que toi sur terre !

            Ca n’avait pas l’air de lui faire beaucoup d’effet. C’était sur moi que ces imprécations agissaient. Je ne m’en privai pas.

            - Qu’est-ce que tu t’imagines ? On n’est pas au théâtre, ici ! Il ne suffit pas de baisser le rideau quand on estime que c’est fini. Et si la pièce est si mauvaise, eh bien, c’est ta faute ! Moi aussi, je pourrais être une larve amorphe : tout le monde a en soi un gros tas immobile, il suffit de se laisser aller pour qu’il apparaisse. Personne n’est la victime de personne, sinon de soi-même. Bon prétexte, que d’avoir épousé une anormale pour s’autoriser à devenir un demeuré. Si tu l’as épousée, c’est parce qu’il y avait déjà en toi un abruti qui reconnaissait en elle sa moitié et son idéal. Dès le début, elle t’allait comme un gant, Bernadette ! Je n’ai jamais rencontré un couple aussi bien assorti. Quand on a trouvé la femme de sa vie, on ne se suicide pas ! C’est vrai : qu’est-ce qu’elle deviendrait, sans toi ? Tu as pensé à ça, avant de transformer ton garage en chambre à gaz ? Qu’est-ce que tu croyais ? Qu’on allait s’occuper d’elle ? Et puis quoi encore ? Pour qui nous prends-tu ? Pour l’Armée du Salut ?

            Je criais de plus en plus fort, comme un détraqué :

            - Quelle idée, aussi, quand on est médecin, de choisir un suicide pareil ? Tu n’avais pas un paquet de pilules qui traînait ? Non, évidemment, il a fallu que tu optes pour le moyen le plus dégoûtant. Le mauvais goût en toute chose, telle est ta devise. A moins que… oui, c’était la seule méthode qui te laissait une porte de sortie ! Si tu avais avalé des médicaments ou si tu t’étais pendu, je n’aurais jamais pu t’entendre. Avec ta bagnole, tu avais une chance que je te sauve la vie. Et je suis tombé dans le panneau, comme d’habitude. Je me demande ce qui m’empêche de t’y remettre, de rallumer ton moteur et de refermer la porte. Oui, qu’estce qui m’empêche de t’y remettre ?

            Si la sirène de l’ambulance n’avait pas retenti à ce moment-là, je crois que, dément comme je l’étais, je l’aurais fait.

            Les infirmiers l’embarquèrent et repartirent dans un bruit assourdissant.

            Je faillis les implorer de m’emmener, moi aussi. Quelque chose en moi ne fonctionnait plus. Je titubai jusqu’à la Maison où je tombai sur Juliette, effarée : les hurlements de l’ambulance l’avaient réveillée. Sans ménagement, je lui racontai l’affaire. Elle pâlit et s’écroula sur une chaise. Elle cacha son visage dans ses mains en murmurant :

            - Quelle horreur ! Quelle horreur !

            Sa réaction acheva de me rendre fou :

            - Tu veux dire : “Quel monstre !” Je t’interdis de le plaindre ! Tu ne comprends pas qu’il jouait la comédie dans le seul but de nous emmerder ?

            - Enfin, Emile…

            - On dirait que tu ne le connais pas ! Et moi, comme un crétin, j’ai marché dans son cinéma. Maintenant, il va pouvoir invoquer le droit des martyrs ! Il fallait le laisser crever, bien sûr. Non seulement j’ai raté une superbe occasion de nous débarrasser de lui, mais en plus, désormais, nous serons obligés de nous conduire comme des saint-bernard avec lui, nous l’aurons sur le dos tout le temps.

            Juliette me dévisagea avec effroi. Pour la première fois en soixante années, elle me parla sèchement :

            - Tu te rends compte de ce que tu dis ? C’est toi, le monstre ! Comment peux-tu croire une pareille abomination ? Si tu n’avais pas eu une insomnie, tu ne l’aurais jamais entendu, et il serait mort à l’heure qu’il est. Tu as parlé comme un assassin, un véritable assassin.

            - Un assassin ! Tu oublies que je lui ai sauvé la vie.

            - C’était ton devoir ! A partir du moment où tu étais au courant de ce qui se passait, c’était ton devoir. Si tu l’avais laissé mourir, tu aurais été un assassin. Et ce que tu viens de dire est ignoble.

            “Si elle savait que j’ai failli le remettre dans sa chambre à gaz !” pensai-je, mais je n’étais plus très content de moi.

            - Et Bernadette ? ajouta-t-elle, radoucie.

            - Je ne l’ai pas vue. A mon avis, elle n’est au courant de rien.

            - Est-ce qu’il ne faut pas la prévenir ?

            - Tu crois qu’elle comprendrait ? En ce moment, je parie qu’elle dort. C’est ce qu’elle a de mieux à faire.

            - Demain, en se réveillant, elle verra qu’il n’est pas là. Ce sera la panique pour elle.

            - Attendons demain.

            - Toi, tu voudrais qu’on aille se recoucher et qu’on se rendorme ! Comme si on pouvait encore trouver le sommeil après ça !

            - Qu’est-ce que tu suggères ?

            - Que toi tu ailles à l’hôpital et que moi j’aille chez elle.

            - Tu es folle ? Elle a cinq fois ton volume. Elle pourrait te tuer !

            - Elle est inoffensive.

            - J’aurais trop peur pour toi. C’est moi qui irai. A l’hôpital, ils n’ont aucun besoin de moi.

            - Je t’accompagne.

            - Non. Quelqu’un doit rester à la Maison. C’est notre numéro de téléphone que j’ai donné aux ambulanciers.

            - Alors vas-y et veille-la. Il faut qu’il y ait quelqu’un auprès d’elle, quand elle sortira du sommeil, pour qu’elle n’ait pas le temps de s’inquiéter.

            - Je trouve que nous sommes bien gentils avec ces gens.

            - Emile, c’est la moindre des choses ! Et si tu n’y vas pas, j’y vais, moi.

            Je soupirai. Il n’y a pas que des avantages à avoir une femme au coeur d’or. Mais elle avait raison au moins sur un point : je n’aurais pas été capable de m’endormir.

            Je pris une lampe de poche et j’embrassai mon épouse comme un soldat partant au front.

            La porte qui reliait leur garage à leur intérieur n’était pas verrouillée. J’entrai : le halo de ma lampe éclaira une cuisine. Une odeur fétide me remplit les poumons : je n’osai imaginer ce que les Bernardin avaient mangé. Des épluchures jonchaient le sol. Je ne cherchai pas à les identifier, je n’avais qu’une idée : quitter ce dépotoir au plus tôt et rejoindre une nappe d’air respirable.

            J’ouvris la porte de la cuisine et la fermai derrière moi pour empêcher la propagation du remugle. Pas de chance : une puanteur identique sévissait dans le salon. C’était infect. Comment des êtres humains pouvaient-ils vivre là-dedans ? A fortiori, comment un médecin pouvait-il braver à ce point les règles les plus élémentaires de l’hygiène ?

            Mon nez analysait les composantes de ce bouquet : un fond de vieux poireaux, de graisse avariée, de transpiration de bouc et, ce qui était le plus étrange et le plus désagréable, un puissant relent de métal oxydé. Ce dernier parfum était le pire, car il ne renvoyait à rien d’humain, d’animal ou de végétal : je n’avais jamais rien senti d’aussi malsain.

            Je trouvai un interrupteur et j’allumai : ce que je vis me donna une terrible envie de rigoler. Quand le mauvais goût atteint un tel degré, on ne peut qu’en rire. Je fus néanmoins étonné : en général, un ameublement kitsch donne plutôt dans l’excès de confort, le trop douillet, ce que les Allemands qualifient de “gemütlich”. Ici, on se serait cru dans un tram qu’une concierge eût voulu décorer : c’était à la fois sordide, froid et ridicule.

            Sur les murs, aucun tableau, sinon le diplôme de médecin de Palamède, encadré à la manière grandiloquente d’un portrait de Staline. Qu’un homonyme de Charlus poussât aussi loin le sens du laid et du vulgaire, c’était un comble !

            L’hilarité allait l’emporter quand je me rappelai ma mission. Je montai à l’étage. Un tapis de poussière collante recouvrait l’escalier. Arrivé au sommet, je m’immobilisai et je tendis l’oreille. Il me sembla percevoir un râle.

            Je fus tenté de m’enfuir. Ce bruit rauque ne pouvait s’assimiler à un ronflement : ce que j’entendais évoquait le plaisir sexuel d’un animal. Je refusai cette éventualité : je n’aurais pas pu la supporter.

            La première porte du couloir donnait sur un débarras. La deuxième aussi. La dernière sur une salle de bains. Je dus me rendre à l’évidence : l’un des débarras était une chambre à coucher.

            Je revins à la deuxième porte et l’ouvris le râle m’avertit que j’y étais. Terrorisé, je pénétrai dans l’antre de Bernadette. Ma lampe caressa des objets non identifiables puis, au bout de sa course, trébucha sur une paillasse recouverte d’une masse mouvante.

            C’était elle. Ses paupières étaient fermées : je fus rassuré en comprenant que l’espèce de mugissement correspondait à la respiration du sommeil. Elle dormait.

            J’allumai : un lustre hideux répandit une lumière de bloc opératoire. Madame Bernardin n’en fut pas incommodée. Il est vrai que, si ses propres décibels ne la réveillaient pas, rien ne le pouvait.

            Le couple faisait chambre à part. J’en conclus que Palamède occupait l’autre débarras. Il n’y avait pas place pour un autre corps, et surtout pas pour un obèse, sur le tas de chiffons qui servait de lit au kyste.

            Pour des motifs dont je préfère ne pas sonder la nature, je me sentis soulagé à l’idée qu’ils ne dormaient pas ensemble. D’ailleurs, cela tombait bien : grâce à cette séparation nocturne, Bernadette ignorait la tentative de suicide et gagnait quelques heures de tranquillité.

            Je m’assis auprès d’elle sur un pouf en synthétique et entrepris de la veiller. En face de moi, une grosse horloge indiquait 4 heures du matin : je souris en songeant que je les envahissais à l’heure diamétralement opposée à la leur. Je me rendis compte alors qu’il y avait dans cette pièce trois autres horloges et un réveil : ils indiquaient la même heure à la seconde près. En me remémorant le salon, l’escalier et le couloir, je m’aperçus qu’ils étaient eux aussi constellés d’horloges : sans doute étaient-elles toutes ponctuelles à la perfection, comme celles de cette pièce.

            Ce détail, déjà insolite en soi, frappait davantage au milieu d’un tel laisser-aller leur demeure était sale, jamais aérée, les chambres regorgeaient de caisses en carton remplies de vieilleries dégoûtantes, et pourtant, au coeur de ce sinistre abandon, quelqu’un veillait à ce que l’heure soit omniprésente et d’une exactitude maladive.

            Je commençais à comprendre pourquoi Palamède arrivait toujours à l’heure pile. S’il avait voulu se meubler un intérieur suicidaire, il n’eût pas pu mieux trouver cette maison à la fois horrible, désespérante, méphitique, grotesque, crasseuse, inconfortable, enfin et surtout cette prolifération d’horloges réglées au centième de seconde, rappelant cinq fois par pièce que le temps nous écrasait, ce devait être cela, l’enfer.

            Un jappement de madame Bernardin ramena mon attention sur elle. Etait-elle asthmatique pour produire ce râle ? Le calme de son attitude le contredisait. Je l’observai : un cycle soulevait son énorme poitrine comme une montgolfière qui, arrivée au faîte de son gonflement, s’effondrait en un seul et brusque affaissement, provoquant à chaque fois ce soupir de monstre. Il ne fallait donc pas s’inquiéter, c’était un phénomène explicable par les lois de la physique.

            A la réflexion, je n’avais jamais vu dormir avec autant de conscience : on eût dit qu’elle s’y appliquait. En examinant ce qui lui tenait lieu de visage, je fus stupéfait d’y découvrir une véritable volupté. Je me souvins que, dans le couloir, j’avais assimilé ce bruit à un orgasme bestial : ce soupçon sexuel était une erreur, mais Bernadette éprouvait bel et bien du plaisir. Le sommeil la faisait jouir.

            J’en fus curieusement ému. Il y avait quelque chose de touchant dans la délectation de ce gros tas. Je me surpris à penser qu’elle était très au-dessus de son mari : sa vie n’était pas absurde, puisqu’elle connaissait le plaisir. Elle aimait dormir, elle aimait manger. Peu importait que ces activités fussent nobles ou non : la volupté élève, quelle qu’en soit la source.

            Palamède, lui, n’aimait rien. Je ne l’avais jamais vu dormir, mais il y avait lieu de penser qu’il le faisait avec dégoût, comme le reste. Pour la première fois, je me rendis compte que nous avions inversé les données : ce n’était pas lui qui était à plaindre pour avoir passé quarante-cinq années avec elle, c’était elle. Je me demandai si elle éprouvait des sentiments. Comment accueillerait-elle la nouvelle de la tentative de suicide ? Comprendrait-elle le sens de ce mot ?

            Je murmurai avec une sorte d’affection :

            - S’il était mort, qui est-ce qui aurait veillé sur toi ? Peux-tu te servir de tes mains, enfin, de tes tentacules ? Comment occupes-tu tes journées ? On ne peut pas manger et dormir sans interruption. Sais-tu à qui tu me fais penser ? A Régine, la chienne de ma grand-mère. Enfant, je l’adorais. Une vieille bête énorme qui partageait sa vie entre le sommeil et la nourriture. Elle ne se réveillait que pour manger, elle se rendormait à la seconde où elle avait fini. Pour qu’elle bouge de dix mètres, il fallait la traîner. Ton emploi du temps est-il identique à celui de Régine ?

            Il y avait au moins cinquante ans que j’avais oublié la grosse chienne. Je souris à ce souvenir.

            - Les gens se moquaient d’elle. Moi, je l’aimais. Je l’avais observée : elle avait décidé de ne vivre que pour le plaisir. Quand elle mangeait, sa queue frétillait. Quand elle dormait, elle était comme toi : sa chair regorgeait de volupté. Au fond, elle et toi, vous êtes des philosophes.

            A mes yeux, il n’y avait rien d’insultant à comparer quelqu’un à une bête. Quiconque a pratiqué les auteurs grecs et latins sait l’estime que l’on doit au Règne. Inutile de préciser “règne animal”, puisque, ô justesse du vocabulaire, il n’y a pas de règne humain.

            Je contemplais madame Bernardin avec attendrissement. Son sommeil capitonné dans sa graisse était le plus apaisant des spectacles. Je me pris à espérer qu’elle ne se réveillât jamais.

            L’invraisemblable se produisit : moi que tout prédisposait à l’insomnie, en particulier cette nuit-là, je m’endormis sur le pouf synthétique, bercé par le râle de Bernadette.

            Je m’éveillai en sursaut. Du fond de sa paillasse, le kyste osait à peine me regarder ; il exprimait son intimidation par de minuscules grognements.

            Une armada d’horloges m’assenèrent qu’il était 8 heures du matin. Je me rappelai ma mission. Embarrassé, je commençai avec douceur :

            - Bernadette… Votre mari a eu un petit accident. Il est à l’hôpital. N’ayez aucune crainte, il est hors de danger.

            Madame Bernardin ne réagit pas. Elle continuait à me contempler. Je crus nécessaire d’expliquer :

            - Il a essayé de se suicider. Je l’en ai empêché. Vous comprenez ?

            Je n’ai jamais su si elle avait compris. Elle reposa la tête sur sa paillasse. Un poète eût dit qu’elle avait l’air pensif : en réalité, elle n’avait aucun air.

            Lâche, découragé et perplexe, je m’en allai. Après tout, j’avais accompli mon devoir. Qu’eussé je pu faire de plus ?

            Au sortir de la demeure des voisins, la pureté de l’air me frappa. Elle m’éblouit davantage que la lumière. Comment avais-je réussi à respirer dans cet antre nauséeux ? Il me sembla qu’il était bon de faire partie des vivants.

            A la Maison, Juliette courut dans mes bras.

            - Emile, j’avais si peur !

            - Des nouvelles de l’hôpital ?

            - Oui, il va bien. Il rentrera après-demain. Les médecins l’ont interrogé sur le motif de son geste. Il n’a rien répondu.

            - Le contraire m’eût étonné !

            - Ils lui ont demandé s’il allait recommencer. Il a dit non.

            - A la bonne heure. Est-ce qu’ils savent qu’il est lui-même docteur ?

            - Aucune idée. Pourquoi ? Qu’est-ce que cela change ?

            - Il me semble seulement que le suicide d’un médecin a de quoi attirer l’attention.

            - Plus qu’un autre ?

            - Peut-être. En quelque sorte, c’est une violation du serment d’Hippocrate.

            - Raconte-moi plutôt comment Bernadette a pris la chose.

            Je retraçai les dernières heures. Je me complus à décrire l’intérieur de la maison Bernardin. Juliette criait de répulsion et rigolait presque en même temps.

            - Crois-tu que l’on doive s’occuper d’elle ? demanda-t-elle.

            - Je n’en sais rien. Nous risquerions de lui causer plus de mal que de bien.

            - Il faut au moins la nourrir. Nous lui apporterons de la soupe.

            - Du chocolat fondu ?

            - Comme dessert. En plus d’une grande casserole de soupe aux légumes. Je suppose qu’elle mange beaucoup.,

            - Ca va être sa fête. A mon avis, elle va passer deux jours merveilleux, sans son mari.

            - Qui sait ? Peut-être l’aime-t-elle.

            Je ne dis rien, mais il me paraissait impossible d’aimer Palamède.

            A Mauves, nous avons acheté la quasi-totalité des légumes de l’épicerie. De retour du village, nous avons préparé une marmite de soupe. Je regardais ce déluge bouillonner au fond du fait-tout, recrachant poireaux et céleris vers la surface : on eût dit une tempête en mer, avec valse d’algues et de plancton. J’imaginais le devenir de ce brouet océanique dans les entrailles du kyste : un véritable déjeuner de baleine, tant par la nature que par la quantité.

            Vers midi, Juliette et moi avons transporté un plateau de l’autre côté de la rivière. Nous n’étions pas trop de deux pour une telle charge : une marmite de soupe et une petite casserole de sauce au chocolat. Ma femme rit de dégoût en entrant dans la cuisine :

            - C’est pire que ce que tu m’avais raconté !

            - L’odeur ou l’aspect ?

            - Tout !

            Il n’y avait personne en bas. Nous sommes montés à l’étage : madame Bernardin n’avait pas quitté sa paillasse. Elle ne dormait pas, elle ne faisait rien : sa sérénité lui tenait lieu d’occupation. Juliette se lança dans des effusions dont la sincérité me surprit :

            - Bernadette, j’ai beaucoup pensé à vous. Votre courage est admirable. L’hôpital a téléphoné : votre mari va très bien, il sera de retour après-demain.

            Nous n’avons jamais su si elle avait compris ou même écouté : elle avait toléré le baiser de ma femme, le regard fixé sur la petite casserole. Son flair en identifia aussitôt le contenu. Elle, si calme, se mit à glousser en lançant ses tentacules vers l’objet de délices.

            - Oui, nous vous avons préparé deux soupes différentes. Il faut commencer par la grande; l’autre, c’est le dessert.

            L’obèse ne voulait rien entendre. Après tout, en quoi l’ordre des plats nous importait-il ? Juliette lui donna la saucière : la voisine trépignait, salivait avec fracas. Ses tentacules se refermèrent autour du trésor qu’elle brandit jusqu’à son orifice buccal. Elle en but le contenu d’une traite en mugissant comme un hybride de phacochère et de cachalot.

            Le spectacle de ce plaisir réjouissait et répugnait à la fois : un coin de la bouche de ma femme souriait, tandis que le coin opposé s’empêchait de vomir.

            Le kyste reposa la casserole vide : il en avait léché les parois, de sorte qu’elle fût immaculée. La longue langue ressortit encore pour lessiver le menton et la moustache. Il se passa alors une chose émouvante : madame Bernardin poussa un soupir, un interminable soupir de bien-être, avec une pointe de déception parce que c’était fini.

            Juliette versa de la soupe aux légumes dans un bol et le lui tendit. Bernadette renifla avec curiosité, lapa un coup et parut éprouver de la sympathie pour notre brouet. Elle l’avala avec des bruits d’évier.

            - J’aurais dû passer la soupe, dit ma femme en voyant que les lambeaux de verdure n’entraient pas dans l’orifice buccal et restaient collés au menton, comme du varech sur une plage.

            Ensuite, la voisine émit un rot melvillien et se laissa retomber sur la paillasse. L’espace d’une seconde, je crus lire dans son regard une expression de reine-mère disant à ses sujets :

            - Merci, braves gens, vous pouvez disposer.

            Elle ferma les yeux et s’endormit aussitôt.

            Le râle de son sommeil se conjuguait à une digestion aussi sonore qu’une lessiveuse. Attendri et révulsé, je chuchotai :

            - On laisse la casserole et on s’en va.

            Le lendemain, Juliette passa la soupe.

            Deux jours d’affilée, nous avons retrouvé la marmite vidée et madame remplie. Elle ne quittait pas sa chambre, sauf pour ses besoins, nous étions soulagés qu’il ne fallût pas l’aider pour cette dernière fonction.

            - Si tu veux mon avis, Bernadette est en train de passer les jours les plus heureux de sa vie.

            - Tu crois ? demanda ma femme.

            - Oui. D’abord, ta cuisine est certainement meilleure que celle de son mari comme la nourriture est l’essentiel de son existence, ce changement est pour elle une merveilleuse révolution. Mais le mieux, c’est que nous lui fichons la paix. Je suis persuadé que Palamède la force à se lever, à descendre au salon sans aucune raison.

            - Pourquoi ferait-il ça ?

            - Pour l’emmerder. C’est son obsession.

            - Peut-être aussi pour la laver. Ou pour la changer.

            Je ris en pensant à la chemise de nuit de madame Bernardin : une titanesque robe en polyester imprimé de fleurs des champs, avec une collerette en dentelle de village.

            - Tu ne crois pas qu’on devrait lui donner un bain ? suggéra Juliette.

L’espace d’un instant, je vis une baignoire pleine de chairs blanchâtres.

            - Je propose qu’on laisse cette tâche à son mari.

            Le surlendemain, l’hôpital téléphona : on nous donna le feu vert pour récupérer l’autre moitié du couple.

            - J’irai seul. Tu as la soupe du kyste à préparer.

            Au volant de la voiture, je me trouvai insensé d’aller le chercher. “On devrait le leur laisser”, pensai-je.

            Au secrétariat, on me fit signer une liasse de papiers incompréhensibles. Monsieur Bernardin, impavide, m’attendait dans un couloir. L’ennui universel pesait sur sa chaise. Quand il me vit, il prit cet air mécontent qu’il avait toujours pour moi. Il ne dit rien, souleva la masse de son corps et me suivit. Je remarquai que les infirmières n’avaient pas lavé ses vêtements, lesquels portaient encore des traces de vomissures.

            Pendant le trajet en voiture, il ne prononça pas un mot. Cela m’arrangeait bien. Je lui racontai que nous avions nourri sa femme durant son absence. Il ne réagissait à rien, ne regardait rien ; je me demandai si l’intoxication au gaz n’avait pas ravagé le peu de facultés mentales qui lui restaient.

            Il faisait splendide, ce jour-là : c’était un début d’avril comme on les décrit dans les manuels scolaires, avec des fleurs légères comme des héroïnes de Maeterlinck. Je me dis que, si j’avais réchappé à une tentative de suicide, un printemps aussi délicieux m’aurait chaviré le coeur au point d’en pleurer : ce paysage saturé de renouveau m’aurait semblé lié à ma propre résurrection et m’aurait réconcilié en profondeur avec ce monde que j’avais voulu quitter.

            A l’évidence, Palamède était imperméable à tout cela. Je ne l’avais jamais vu aussi tassé sur lui-même.

            J’arrêtai la voiture devant sa porte. Au moment de le quitter, je lui demandai s’il avait besoin d’aide.

            - Non, répondit sa voix bougonne.

            Il avait donc conservé l’usage de la parole, si l’on peut appeler usage une utilisation aussi parcimonieuse.

            La question qui me brûlait les lèvres s’échappa de ma bouche :

            - Savez-vous que c’est moi qui vous ai sauvé la vie ?

            Pour la première fois, monsieur Bernardin fut terrifiant d’éloquence. Non qu’il renouvelât son vocabulaire, mais il exploita son silence et son regard comme un rhéteur patenté. Il planta des yeux outrés dans les miens, se tut jusqu’à la limite du supportable et, quand la durée de mon apnée lui parut suffisante, se contenta de dire :

            - Oui.

            Puis il se retourna et entra chez lui. Glacé, je regagnai la Maison. Juliette me demanda comment il allait. Je répondis :

            - Comme d’habitude.

            - J’ai préparé encore plus de soupe qu’hier. Je l’ai mise en bonne vue sur la table de leur séjour.

            - C’est gentil mais, à l’avenir, laisse-le se débrouiller.

            - Tu ne crois pas que cela lui ferait plaisir si je cuisinais à sa place ?

            - Juliette, tu n’as pas encore compris rien ne lui fait plaisir !

            Le lendemain matin, la casserole trônait devant notre porte ; on n’avait pas touché au contenu.

            C’était une fin de non-recevoir.

            Les semaines s’écoulèrent. Contrairement à ce que j’avais redouté, le voisin ne vint pas chez nous une seule fois. C’était à peine s’il mettait le nez dehors. Pourtant, la douceur du mois d’avril était comme une provocation : Juliette et moi passions des heures dans le jardin. Nous y prenions le déjeuner et même le petit déjeuner. Nous faisions de longues promenades en forêt, où les oiseaux nous jouaient Le Sacre du printemps revu et corrigé par Janacek.

            Palamède ne sortait que pour aller au village en voiture. Les commissions constituaient l’unique élément social de son existence.

            Arriva mai, le mois de toutes les mièvreries, je dis cela sans aucune ironie : le pauvre citadin que j’avais toujours été se délectait sans retenue des mille afféteries de la nature et ne dédaignait aucun lieu commun. Les minauderies du muguet me plongeaient dans les émois les plus sincères.

            Je racontai à ma femme la légende de la forêt des lilas, comme m’y incitaient les déflagrations bleues et blanches du jardin. Juliette assura qu’elle n’avait jamais entendu une aussi belle histoire ; il fallut que je la lui dise chaque jour.

            Monsieur et madame Bernardin devaient être insensibles à ce kitsch printanier : on ne les voyait jamais dans leur jardin. Leurs fenêtres étaient toujours fermées, comme s’ils craignaient de dilapider leur précieuse puanteur.

            - Ca vaut bien la peine d’habiter la campagne, dit Juliette.

            - N’oublie pas que s’il a choisi de vivre ici, c’est pour cacher sa femme. Palamède se fout éperdument des petites fleurs.

            - Et elle ? Je suis sûre qu’elle les aime et qu’elle serait ravie de les voir.

            - Il a honte d’elle, il ne veut pas la montrer.

            - Mais nous savons déjà à quoi elle ressemble ! Il n’y aurait personne d’autre que nous pour l’apercevoir.

            - Le bonheur de Bernadette ne l’obsède pas.

            - Quel salaud ! Séquestrer cette malheureuse ! Et nous tolérons cela ?

            - Que veux-tu qu’on fasse? Il n’y a rien d’illégal dans son attitude.

            - Et si on allait la chercher pour la conduire dehors, ce serait illégal ?

            - Tu as vu comment elle marche ?

            - Pas pour marcher. On la mettrait dans le jardin pour qu’elle voie les fleurs, pour qu’elle respire l’air.

            - Il ne nous donnerait jamais son accord.

            - On ne le lui demandera pas ! On le prendra au dépourvu, on ira chez lui en disant : “Nous venons chercher Bernadette pour passer l’après-midi avec nous sur notre terrasse.” Qu’est-ce qu’on risque ?

            Peu enthousiaste, je dus convenir qu’elle avait raison. Après le déjeuner, nous allâmes frapper à leur porte (je pensais que c’était le monde à l’envers). Personne n’ouvrit. Je me mis à taper comme une brute, à l’exemple de Palamède cet hiver, mais je n’avais pas sa force. Il n’y eut aucune réaction.

            - Et dire que moi, je me croyais obligé de lui ouvrir ! m’exclamai-je, les poings en feu.

            Juliette finit par entrer d’autorité. Le courage de cette fillette de soixante-cinq ans me stupéfiait. Je la suivis. Le remugle de cet intérieur cauchemardesque avait encore empiré.

            Monsieur Bernardin était vautré dans un fauteuil du salon, environné d’horloges. Il nous regarda avec une lassitude exaspérée, l’air de penser que nous étions des voisins bien envahissants, ce qui, venant de lui, était un comble.

            Sans lui dire un mot, comme s’il n’existait pas, nous montâmes à l’étage. Le kyste reposait sur sa paillasse. Il portait une chemise de nuit rose avec des marguerites blanches.

            Juliette l’embrassa sur les deux joues :

            - On va vous conduire dans le jardin, Bernadette ! Vous verrez comme il fait beau.

            Madame Bernardin se laissa tracter de bonne grâce : nous lui tenions chacun une main. Elle descendit les marches une par une, à l’exemple des enfants de deux ans. Nous passâmes devant Palamède sans expliquer où nous allions, sans même le regarder.

            Comme il n’y avait pas de chaise à la taille du monstre, j’avais étendu sur l’herbe un drap jonché de coussins. Nous y avions déposé la voisine ; couchée sur le ventre, elle contemplait le jardin avec une expression proche de l’étonnement. Son tentacule droit caressait les pâquerettes : il en ramena une à un centimètre de ses yeux, pour l’examiner.

            - Je crois qu’elle est myope, dis-je.

            - Tu te rends compte que sans nous, cette femme n’aurait jamais vu une pâquerette de près ? s’indigna Juliette.

            Bernadette soumit la nouveauté à chacun de ses sens : après avoir regardé le végétal, elle le huma, puis l’écouta, ensuite le promena sur son front, enfin le mastiqua et l’avala.

            - Sa démarche est incontestablement scientifique ! m’extasiai-je. Cette personne est intelligente !

            Comme pour démentir mes paroles, la créature se mit à tousser d’une manière répugnante jusqu’à ce que la pâquerette ressorte : cette nourriture ne lui convenait pas.

            Au prix d’un effort pathétique, elle se tourna sur le dos ; puis elle se laissa retomber, haletante et inerte. Ses yeux se fixèrent sur le bleu du ciel et n’en bougèrent plus. Il n’y avait aucun doute : elle était heureuse. Cela la changeait du plafond obscur de sa chambre.

            Vers 4 heures, Juliette alla chercher du thé et des petits gâteaux. Elle s’approcha de la gisante et lui glissa des morceaux de sablé dans l’orifice buccal. Notre invitée poussait des gloussements : elle aimait ça.

            A notre grande stupeur, nous entendîmes un hurlement :

            - Elle ne peut pas manger ça !

            C’était Palamède qui, depuis des heures, nous épiait derrière la fenêtre de son salon, attendant que nous commettions une “erreur”. Au vu de notre crime, il était sorti sur le pas de la porte pour nous rappeler à l’ordre.

            Royale, ma femme reprit son flegme et continua à nourrir le kyste, comme s’il ne s’était rien passé. Je n’en menais pas large et s’il venait nous rouer de coups ? Il était bien plus fort que nous.

            Mais la manoeuvre de Juliette l’intimida. Décontenancé, il resta dix minutes sur le seuil à contempler notre désobéissance. Après quoi, pour partir en beauté, il cria derechef :

            - Elle ne peut pas manger ça !

            Il disparut dans son entrepôt d’horloges.

            A la tombée du soir, nous avons reconduit madame Bernardin chez elle. Nous sommes entrés sans frapper. Le mari nous gratifia d’un : “Et si elle est malade, ce sera votre faute !”

            - Vous seriez content, n’est-ce pas, si votre femme était malade ? avait dit Juliette.

            Nous l’avons réinstallée sur sa paillasse. Elle semblait épuisée par tant d’émotions.

            Il fallait s’y attendre : le lendemain, il avait fermé à double tour toutes les portes de sa demeure.

            - Il séquestre sa femme, Emile ! Et si on appelait la police ?

            - Hélas, il n’y a toujours rien d’illégal dans son attitude.

            - Même si on précise qu’il a tenté de se suicider ?

            - Le suicide n’est pas illégal non plus.

            - Et s’il était en train de tuer sa femme ?

            - Nous n’avons aucune raison de le soupçonner.

            - Enfin, quoi, tu te rends compte qu’il l’enferme seulement parce qu’elle a grignoté des sablés ?

            - Il veut peut-être qu’elle maigrisse.

            - Ca lui servirait à quoi, de maigrir, avec la vie qu’elle mène ? Et puis, il ne s’est pas regardé, lui !

            - Le fond de l’affaire, nous le connaissons. Monsieur Bernardin n’éprouve aucun plaisir à vivre : il ne peut tolérer que sa femme ne soit pas comme lui. Hier, il l’a vue s’extasier devant une pâquerette, se pâmer devant le bleu du ciel, puis éructer de délectation en mangeant des gâteaux. C’est plus qu’il n’en peut supporter.

            - Et tu ne trouves pas ça dégoûtant, d’empêcher une pauvre vieille anormale de jouir de la vie ?

            - Si, Juliette ! Le problème n’est pas là : aussi longtemps qu’il restera dans la légalité, nous ne pourrons rien faire.

            - Je me demande ce qui me retient de casser une fenêtre pour aller chercher Bernadette.

            - En ce cas, c’est lui qui serait en droit d’appeler la police. Nous serions bien avancés.

            - Peut-on vraiment ne pas réagir ?

            - Je vais te dire une chose terrible : hier, en désirant lui offrir un beau moment, nous avons nui à cette malheureuse. Elle est enfermée par notre faute, à présent. Je crois qu’il vaut mieux limiter les dégâts. Plus nous voudrons l’aider, plus nous aggraverons son sort.

            L’argument porta. Juliette ne parla plus de secourir le kyste. Mais il était clair que cette affaire l’obsédait. Le printemps n’arrangeait rien : chaque jour était plus suave que le précédent. Je finissais par espérer qu’il pleuve : le beau temps désolait ma femme. En promenade, elle disait :

            - Elle ne voit pas ces groseilliers sanguins. Elle ne voit pas ces feuillages vert tendre.

            Inutile de préciser qui désignait ce “elle”. Le moindre bourgeon devenait une pièce à conviction et allongeait un réquisitoire qui, je le sentais bien, était le mien et non celui du voisin.

            Un matin, j’explosai :

            - Au fond, tu me reproches de l’avoir empêché de se suicider !

            Elle répondit d’une petite voix ferme :

            - Non, pas du tout. Il fallait l’empêcher.

            Elle avait de la chance d’en être si convaincue. Moi, je ne l’étais plus. Je me mordais les doigts de l’avoir sauvé. Je me donnais tort à cent pour cent.

            D’ailleurs, n’était-il pas le premier à me le reprocher ? Il me l’avait exprimé avec une rare éloquence, le jour où je l’avais ramené de l’hôpital.

            Le pire, c’est qu’à présent je l’approuvais. Je me mettais dans sa peau et j’en arrivais à cette conclusion effroyable : il avait eu mille fois raison de vouloir mourir.

            Car la vie, pour lui, ce devait être l’enfer. Il n’éprouvait aucun des plaisirs de l’existence : je commençais enfin à comprendre que ce n’était pas sa faute. Ce n’était pas lui qui avait choisi d’être frigide des cinq sens il était né comme cela.

            J’essayais d’imaginer son sort : ne rien resssentir en voyant la beauté de la forêt, en écoutant les arias qui bouleversent les autres, en humant le parfum d’une tubéreuse, en mangeant ou en buvant, en caressant ou en étant caressé. Cela revenait à dire qu’aucun art ne l’avait jamais touché. Et qu’il ignorait le désir sexuel.

            Il y a des gens assez bêtes pour employer l’expression “être aveuglé par ses sens”. Ont-ils songé à la cécité de ceux que les sens n’éclairent pas ?

            Je me surprenais à frissonner : quel néant que la vie de monsieur Bernardin ! Si l’on considère que les sens sont les portes de l’intelligence, de l’âme et du coeur, que lui restait-il ?

            Même le mysticisme s’apprend par le plaisir. Pas forcément par sa pratique, mais à coup sûr par sa notion : les moines interdits de chair ont au moins la prescience de ce dont ils se privent. Et le manque instruit autant, sinon plus, que la pléthore. Or, Palamède ne souffrait d’aucun manque ; on ne manque de rien quand on n’aime rien.

            La vie des saints n’a-t-elle pas prouvé que l’extase religieuse est un orgasme ? S’il existait une transe de la frigidité absolue, cela se saurait.

            Hélas, il n’était pas nécessaire d’en arriver à de pareilles extrémités pour conclure au néant du voisin : non pas le néant grandiose que décrit Hugo, mais le néant minable, pitoyable, ridicule et sordide. Le néant bougon d’un pauvre type.

            Un pauvre type qui, last but not least, n’avait jamais aimé personne, ni songé que l’on pût aimer. Certes, je ne voulais pas sombrer dans le sentimentalisme des concierges : on peut vivre sans aimer, il suffit pour s’en convaincre de regarder le sort commun des hommes.

            Seulement, les hommes étrangers à l’amour ont tous autre chose : le tiercé, le poker, le football, la réforme de l’orthographe, n’importe quoi, peu importe, du moment qu’ils peuvent s’y oublier.

            Monsieur Bernardin, lui, n’avait rien. Il était en prison en lui-même. Aucune fenêtre dans son cachot. Et quel cachot ! Le pire celui d’un vieil obèse abruti.

            Soudain, je compris son obsession des horloges : à l’inverse des vivants, Palamède bénissait la fuite du temps. L’unique lumière, au fond de sa geôle, c’était sa mort et les vingt-cinq horloges de sa maison scandaient le rythme lent et sûr qui l’y conduisait. Après le trépas, il ne serait plus présent à son absence, il n’aurait plus de chair pour contenir son vide, il deviendrait le néant au lieu de le vivre.

            Une nuit, dans un sursaut de volonté, cet homme avait voulu s’évader de son pénitencier : il lui avait fallu du courage pour prendre cette décision. Et moi, ignoble garde-chiourme, j’avais rattrapé le malheureux en cavale. Fier comme un délateur, je l’avais ramené à sa prison.

            Tout s’expliquait : depuis le commencement, son attitude était celle d’un bagnard. Au début, quand il s’imposait chez moi deux heures par jour, c’était le pauvre tôlard qui n’avait rien d’autre à faire que d’envahir la cellule d’un autre. Sa gloutonnerie, alors qu’il n’aimait pas manger, était typique de ceux qui avaient atteint le paroxysme de l’ennui. Son sadisme envers sa femme, c’était encore un comportement d’incarcéré : le besoin pathétique d’imposer ses propres souffrances à une victime. Son laisser-aller, sa saleté, sa déchéance physique se retrouvaient chez les condamnés à perpétuité.

            C’était tellement clair ! Comment n’avais-je pas compris plus tôt ?

            Une nuit, je m’éveillai en sursaut avec cette pensée peu avouable : “Pourquoi ne recommence-t-il pas ? Il paraît que les suicidaires sont récidivistes. Qu’attend-il pour recommencer ?”

            Peut-être craignait-il que je l’en empêche à nouveau. Comment l’avertir que cette fois je ne lui mettrais plus de bâtons dans les roues ?

            Se reposa alors la question du mode de suicide : pourquoi avait-il choisi le gaz d’échappement ? Etait-ce dans l’espoir qu’on le sauve ? Non, les chances étaient trop ténues. Il devait l’avoir choisi par masochisme : encore une attitude de prisonnier. Ou encore un acte symbolique : cet homme, qui vivait étouffé en lui-même, voulait mourir asphyxié. Il lui eût été cent fois plus simple et moins douloureux de s’injecter un poison, mais fallait-il exclure que cette brute ait eu, à la manière de tous les suicidés, le besoin de laisser un message ? Les autres laissent une lettre, ce qu’il n’eût pas été capable d’écrire. Sa signature à lui, c’ eût été ce trépas ô combien barbare qui contenait son épitaphe en filigrane : “Je meurs comme j’ai vécu.”

            La nuit du 2 au 3 avril, sans ma maudite insomnie, monsieur Bernardin eût trouvé le salut. A présent, nous étions début juin. Un projet atroce me tenta : et si je lui envoyais un mot ? “Cher Palamède, Maintenant j’ai compris. Vous pouvez recommencer, je ne vous dérangerai plus.” J’enfonçai ma bouche dans l’oreiller pour ne pas m’esclaffer à haute voix.

            Ensuite, cette idée se mit à me paraître moins monstrueuse. Je finis même par l’envisager avec sérieux. A première vue, une telle lettre semblait cynique et criminelle mais, à y réfléchir, c’était ce dont mon voisin avait besoin. Il fallait l’aider.

            Soudain, je ne pus plus attendre. Cette missive était d’une urgence capitale ! Je devais la rédiger à l’instant. Je me levai, descendis au salon, pris une feuille et y écrivis les deux phrases libératrices. Je traversai le pont et je glissai le pli sous la porte des Bernardin.

            Un sentiment de béatitude et de soulagement m’envahit. J’avais accompli mon devoir. Je retournai au lit et m’endormis avec l’impression idyllique d’avoir été le messager de l’amour divin. Des séraphins chantaient dans ma tête.

            Le lendemain, en me levant, il me sembla avoir rêvé. Peu à peu, je m’aperçus de la réalité de mon acte : j’avais bel et bien écrit cette lettre infâme ! Et j’avais été jusqu’à la glisser sous sa porte ! J’avais perdu la raison.

            Sous le regard stupéfait de Juliette, je pris sa pince à épiler et je sortis en courant. Couché par terre devant la porte de la maison voisine, j’introduisis la pince dans la rainure, à l’aveuglette, pour récupérer le papier. Mes tentatives furent infructueuses le pli était trop loin, ou, alors, Palamède l’avait déjà lu.

            Horrifié, je retournai chez nous.

            - Peux-tu m’expliquer pourquoi tu te vautres devant leur porte avec ma pince à épiler ?

            - Je lui ai glissé une lettre cette nuit. Je la regrette. Mais je n’ai pas réussi à la rattraper.

            - Qu’avais-tu écrit ?

            Je n’eus pas le courage d’avouer la vérité.

            - Des injures. Du genre : “Vous êtes immonde d’enfermer votre femme, etc.”

            Les yeux de Juliette étincelèrent.

            - Bravo. Je suis contente que tu n’aies pas récupéré l’enveloppe. Je suis fière de toi.

            Elle me prit dans ses bras.

            Je passai la journée à me détester. Le soir, je me couchai tôt et m’endormis comme si j’avais cherché à me fuir. A 2 heures du matin, je m’éveillai : plus moyen de fermer l’oeil.

            Ce fut alors que je compris une chose effrayante sur mon propre compte : il y avait un autre Emile Hazel. En effet, pendant cette insomnie, je me donnai raison d’avoir écrit cette lettre. Je n’éprouvais plus la moindre honte. Au contraire, j’étais heureux de mon acte.

            Etais je un nouveau docteur Jekyll ? Je refusai cette hypothèse par trop romanesque. En revanche, je compris que la nuit avait sur moi une influence gigantesque. Mes pensées nocturnes envisageaient toujours le pire et ne laissaient jamais place à des possibilités telles que l’amélioration, l’espoir ou même l’inoffensive indifférence. Durant mes insomnies, tout était tragique et tout était de ma faute !

            Se posa alors une question singulière lequel des deux Emile Hazel avait raison ? Le diurne, un peu lâche et qui retirait son épingle du jeu ? Ou le nocturne, l’écoeuré, le révolté prêt aux actions les plus hardies pour aider les autres, à vivre ou à mourir ?

            Je résolus d’attendre le lendemain pour le savoir. Or, le matin, je pensais le contraire de mes ruminations insomniaques. J’étais à nouveau prêt à toutes les compromissions.

            Quelques jours plus tard, je fus rassuré. Monsieur Bernardin se portait comme un charme et je me trouvais grotesque d’avoir supposé que ma lettre l’influencerait.

            J’imaginais Palamède ramassant mon papier, le lisant et secouant la tête avec ce mépris qu’il éprouvait à mon endroit depuis le début. Je soupirais de soulagement.

            Il m’était enfin donné de comprendre le mythe de Pénélope, dont j’étais loin d’être la seule victime : n’anéantissons-nous pas tous, la nuit, le personnage que nous nous composons le jour, et réciproquement ? La femme d’Ulysse jouait le jeu des prétendants en tissant sa toile et redevenait, à la faveur de l’obscurité, l’héroïne hautaine de la négation. La lumière favorisait la molle comédie de la civilité, les ténèbres ne laissaient de l’humain que sa rage destructrice.

            - A ton avis, Juliette, pourquoi ne tentet-il pas à nouveau de se suicider ? Il paraît que les suicidaires sont récidivistes. Alors pourquoi ne recommence-t-il pas ?

            - Je ne sais pas. Je suppose qu’il a compris la leçon.

            - Quelle leçon ?

            - Qu’on ne le laissera pas faire.

            - A supposer que nous ayons les moyens de le surveiller !

            - Il a peut-être repris goût à la vie.

            - Tu trouves qu’il en a l’air ?

            - Comment le savoir ?

            - Regarde-le.

            - Impossible : il s’enferme chez lui.

            - Précisément. Il habite le Paradis terrestre, c’est le plus joli printemps du monde et il s’enferme chez lui.

            - Il y a des gens qui ne sont pas sensibles à ces choses-là.

            - Et à quoi est-il sensible, à ton avis ?

            - Aux horloges, sourit-elle.

            - En effet. Il aime les horloges comme Dame la Mort aime sa faux. Alors, je repose ma question : qu’attend-il pour sa deuxième tentative de suicide ?

            - On jurerait que tu le voudrais.

            - Non. J’essaie seulement de le comprendre.

            - Tout ce que je peux te dire, Emile, c’est ceci : il me semble que même si on désire mourir, se tuer doit être une épreuve effrayante. J’ai lu le témoignage d’un parachutiste : il disait que c’était le deuxième saut dans le vide qui terrorisait le plus.

            - Donc, à ton avis, s’il ne recommence pas, c’est qu’il a peur ?

            - Ce serait humain, non ?

            - En ce cas, te rends-tu compte du désespoir de ce pauvre type ? Il veut mourir et il ne parvient plus à trouver le courage de se suicider.

            - C’est bien ce que je pensais : tu voudrais qu’il recommence !

            - Juliette, ce que je veux n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est ce que lui veut.

            - Et tu as envie de l’aider, au fond ?

            - Mais non !

            - Alors, pourquoi me parles-tu de cela ?

            - Pour que tu cesses de juger son sort avec tes yeux. Toi, on t’a mis dans le crâne que la vie était une valeur.

            - Même si on ne me l’avait pas mis dans le crâne, je le penserais. J’aime vivre.

            - Es-tu incapable de concevoir qu’il y ait des gens qui n’aiment pas vivre ?

            - Es-tu incapable de concevoir qu’il y ait des gens qui puissent changer d’avis ? Il peut apprendre à aimer la vie.

            - A soixante-dix ans ?

            - Il n’est jamais trop tard.

            - Tu es une indécrottable optimiste.

            - Tu disais que les suicidaires étaient récidivistes. Tu ne crois pas que tous les êtres humains sont récidivistes ?

            - “Les êtres humains sont récidivistes” : poétique, mais je ne comprends pas.

            - Il n’y a rien qu’un être humain fasse une seule fois. Si un être humain fait une chose un jour, c’est que c’est dans sa nature. Chaque personne passe son temps à reproduire les mêmes actes. Le suicide n’est qu’un cas particulier. Les assassins se remettent à tuer, les amoureux retombent amoureux.

            - Je ne sais pas si c’est vrai.

            - Moi, j’y crois.

            - Tu crois donc qu’il va tenter à nouveau de se suicider ?

            - C’était à toi que je pensais, Emile. Tu l’as sauvé. Tu ne te contenteras pas de le sauver une seule fois.

            - Comment veux-tu que je le sauve ?

            - Je ne sais pas.

            Elle ajouta avec un sourire radieux :

            - Ce n’est pas mon affaire. Le sauveur, c’est toi, pas moi.

            Depuis que je lui avais menti au sujet de la fausse lettre d’injures, Juliette me regardait comme une sorte de Messie. C’était crispant.

            - Au fond, Juliette, nous sommes idiots. Pourquoi nous donner du mal à aider un homme que nous détestons ? Même les chrétiens n’en font pas tant.

            - Nous aimons Bernadette. Aussi longtemps que Palamède ira mal, il se vengera sur sa femme. La seule manière d’aider cette malheureuse, c’est de sauver son mari.

            - Le sauver de quoi ?

            L’incendie des genêts prit fin. Ce fut le tour de la glycine.

            Etre malheureux en juin est aussi inconvenant que d’être heureux en écoutant du Schubert. C’est ce qui rend ce mois intolérable : pendant trente jours, le moindre état d’âme convainc de sa propre impolitesse. Le bonheur forcé est un cauchemar.

            La glycine aggrave la situation. Je ne connais pas de vision plus déchirante qu’une glycine en fleur : ces grappes bleues pleurant le long des courbes du tronc-liane ont raison de mon peu de flegme et me transforment en un grotesque débordement lamartinien. Quand j’étais petit, je passais les dimanches chez ma grand-mère. Une glycine escaladait le mur de sa maison. En juin, cette pluie bleue me lacérait le coeur. Déjà, je n’y comprenais rien : j’éclatais en sanglots dont le ridicule ne m’échappait pas.

            L’antidote de la glycine est l’asperge, autre tribut du mois de juin. J’ai remarqué qu’il était impossible d’éprouver du chagrin en en mangeant. Le problème est que l’on ne peut pas en avaler vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

            Il m’eût fallu bien des bottes d’asperges en ce début juin pour évacuer mes angoisses. La nuit, je contemplais le sommeil de Juliette comme le Christ aux Oliviers regardant dormir ses disciples : elle avait reçu à la naissance le calme et la confiance, elle comptait sur moi pour entretenir ces deux cadeaux qui m’avaient été refusés.

            L’insomnie devient plus supportable hors du lit. J’allais au jardin. La fraîcheur nocturne me chavirait, la glycine m’achevait. Les Japonais polis s’écrivent des lettres où il n’est question que des fleurs du moment ; les autres se moquent de ce rituel que l’on dit insignifiant. Si j’étais nippon, je serais sans doute un grand épistolier : ce formalisme me permettrait d’étaler des sentiments de jeune fille mièvre sans que personne ne s’en aperçoive.

            L’équation ne tenait pas : Juliette exigeait que je sauve monsieur Bernardin. Or, mon intime conviction était que seule la mort pouvait le tirer de sa prison. Mais ma femme ne voulait pas qu’il meure. Et même si elle l’avait voulu, il ne semblait plus disposé à se suicider.

            En regardant la glycine, je pris une décision qui me parut terrible : désormais, j’accepterai que Juliette ne me comprenne plus.

            Cette résolution eut des effets dès le lendemain. Je vis la voiture du voisin qui revenait du village. Je me précipitai à sa rencontre.

            - Palamède, je dois vous parler.

            Sans un mot, il glissa les clefs dans la serrure du coffre, mais il ne l’ouvrit pas. Il resta debout, immobile près de l’auto.

            - Vous avez reçu ma lettre ?

            Quinze secondes de silence.

            - Oui.

            - Qu’en avez-vous pensé ?

            - Rien.

            Réponse éloquente.

            - Moi, j’y ai beaucoup repensé. Et je venais vous dire que je confirme : si vous recommencez, je ne vous empêcherai plus.

            Silence. Je repris

            - J’ai réfléchi :je vous ai compris, Palamède. Maintenant, je sais que c’est pour vous la seule solution. J’ai eu du mal à l’admettre, car enfin c’est le contraire de ce que l’on m’a toujours appris. Vous savez ce que c’est : “La vie est la valeur suprême, le respect de la vie humaine…” Grâce à vous, je sais que c’est de la foutaise : ça dépend d’un individu à l’autre, comme n’importe quoi sur terre. Et la vie, ça ne vous convient pas : c’est clair. Je vous jure que je m’en veux : je regrette de vous avoir tiré du garage.

            Silence de mille tonnes.

            - Je me doute bien qu’une seconde tentative doit être insurmontable. Et cependant, si étrange que cela puisse paraître, je viens vous y encourager. Oui, Palamède. Je devine qu’un tel acte exige une force d’âme dont je serais incapable : mais moi, j’aime la vie, c’est différent. Vous, je vous exhorte à avoir cette détermination.

            Sans m’en apercevoir, je me mettais à parler avec fougue : je m’emportais comme Cicéron prononçant la première Catilinaire.

            - Songez surtout à ce qui se passerait si vous ne le faites pas. Vous ne pouvez pas continuer comme ça. Regardez ce qu’est votre existence : votre vie n’est pas une vie ! Vous êtes une masse de souffrance et d’ennui. Plus grave : vous êtes le néant. Et le néant souffre, nous le savons depuis Bernanos. Bien sûr, vous ne l’avez pas lu, vous ne lisez jamais, d’ailleurs vous ne faites jamais rien. Vous n’êtes rien et sans doute n’avezvous jamais rien été. Cela ne me dérangerait pas si vous étiez seul, mais ce n’est pas le cas : vous vous vengez de votre sort sur votre femme qui, même si elle n’a pas l’apparence d’une femme, est cent fois plus humaine que vous. Vous la séquestrez, vous voulez la plier à votre néant. C’est abject. Si l’on est incapable de vivre sans opprimer quelqu’un, il vaut mieux ne pas vivre.

            Je commençais à me sentir bien. Le feu de l’art oratoire me remplissait d’énergie.

            - Que comptez-vous faire aujourd’hui, Palamède ? je vais vous raconter votre journée : après avoir rentré les commissions, vous allez tomber dans votre fauteuil et regarder quatre horloges jusqu’à l’heure du déjeuner. Vous allez préparer de la nourriture infâme, vous en gaverez Bernadette avant de vous en gaver vous-même, alors que vous détestez manger, et particulièrement cette bouffe infecte. Puis vous vous écroulerez à nouveau dans le fauteuil et vous dévisagerez le temps qui passe et qui meut la petite et la grande aiguille. Nouvelle épreuve alimentaire, ensuite vous vous coucherez et ce sera le plus mauvais moment de votre journée : je devine que, comme moi, vous êtes insomniaque et si mes insomnies sont sordides, que doivent être les vôtres ? L’insomnie d’un gros porc qui s’emmerde et qui n’espère même pas dormir puisqu’il n’aime pas ça. Car vous n’aimez rien, Palamède Bernardin ! Quand on n’aime rien, il faut mourir. Vous n’allez pas me dire que vous n’avez pas dans votre trousse de médecin des pilules qui puissent vous y aider. Ce sera plus facile que les gaz d’échappement. Courage, Palamède ! Il vous suffit d’ouvrir la bouche, d’avaler un tube de comprimés avec un verre d’eau, de vous coucher, et ce sera fini, l’ennui, le vide, le calvaire de la nourriture, les horloges, votre femme et les insomnies ! Il n’y aura plus rien et vous ne serez plus là pour vous en rendre compte. Ce sera le salut, Palamède, le salut ! Pour l’éternité.

            J’avais les joues brûlantes.

            Il se passa une chose monstrueuse et que je n’aurais pas crue possible : le voisin se mit à rire. On a l’hilarité qu’on peut : la sienne était pauvre et faible, mais d’autant plus atroce. On eût dit qu’il avait intériorisé la maladie de Parkinson : on voyait trembler ses tripes et de sa bouche sortaient des théories de petits cris.

            C’était un spectacle révulsant. En plus, le rieur me regardait dans les yeux. Vaincu, humilié, écoeuré, je retournai chez moi.

            Ce fut dans la nuit qui suivit que mon dessein prit tournure.

            Monsieur Bernardin possédait le rire. D’aucuns en auraient conclu qu’il était un homme, d’autres qu’il était le diable.

            Pour ma part, je m’interrogeais surtout quant à la signification de ce rire. Avait-il trouvé ma harangué risible ? Ceci eût suggéré qu’il fût un homme de goût : hypothèse irrecevable.

            Non, ce devait être un rire ironique. Je l’interprétai en ces termes : “Ca t’arrangerait bien, que je me suicide, hein ? Tu cesserais de te sentir coupable. Tout ce que tu viens de dire est vrai, mais tu m’as fait rater la seule chance de quitter cette vie de merde. Non, ce n’est pas facile, même avec des médicaments. Il m’a fallu soixante-dix années pour avoir le courage d’essayer. Il me faudrait soixante-dix années de plus pour avoir celui de recommencer. C’est encore plus dur quand on sait comment c’est. Et toi, toi qui as gâché mon évasion, toi qui as ruiné mon espérance, tu as le culot de venir me dire ça ! Tu n’es pas gêné ! Eh bien, mon cher, si tu veux réellement que je meure, tue-moi. Si tu veux te racheter, il n’y a pas d’autre moyen : tue-moi !”

            On se trompe beaucoup sur le langage des fleurs. Désormais, je comprenais le cri de la glycine. Tout en elle était supplications ; sa manière de s’accrocher au mur comme on se pend à la robe d’une reine, de laisser tomber ses grappes bleues comme des lamentations éplorées, j’entendais sa supplique menaçante : “La vie est une longue plainte, une torture insondable dont on pourrait me libérer.”

            Aucune des objections que je m’adressais à moi-même ne tenait : il n’avait pas la moindre raison de vivre, il n’avait pas la moindre raison de ne pas mourir, je n’avais pas la moindre excuse de ne pas le tuer.

            Je choisis la date du solstice d’été c’était un peu kitsch comme détermination, mais je manquais tant de courage que j’avais besoin de m’entourer d’une certaine solennité. Le cérémonial a toujours servi à se mettre du plomb dans la cervelle. Sans la grandiloquence des rites, on n’aurait de force pour rien.

            Cette décision me calma, ou plutôt elle changea la nature de mon angoisse, ce qui était une forme de rémission.

            Je m’exécuterais la nuit, puisque l’Emile Hazel nocturne était à la fois plus sombre et plus hardi. Je ne dis rien à Juliette.

            J’attendis qu’il n’y ait plus le moindre souvenir de lumière dans le ciel. Ma femme dormait à poings fermés. Je traversai le pont. Les portes de la maison voisine étaient toutes fermées à double tour. Je cassai la vitre du garage avec mon coude, comme je l’avais fait quand j’avais cru sauver monsieur Bernardin.

            Je montai à l’étage et j’entrai dans le débarras qui servait de chambre à mon bourreau. Son lit semblait un monument d’inconfort. Il faisait noir, mais j’y voyais comme un chat : je distinguai aussitôt les yeux ouverts du gros homme couché. J’avais eu raison de le croire insomniaque.

            Pour la première fois, il ne me regardait pas d’un air mécontent. Des profondeurs de son indifférence montait une sorte de soulagement : il savait pourquoi je venais.

            Il ne dit rien et je ne dis rien ; nous n’étions pas à l’opéra. Messager de la Grande Dame, je ne pris pas une faux, mais un oreiller. Je commis mon acte de compassion.

            Personne ne peut imaginer combien c’est facile.

            Quand un obèse de soixante-dix ans meurt dans son lit, personne ne se pose de questions.

            Je demandai au policier si Juliette et moi pouvions prendre en charge la femme du défunt : il n’y eut pas d’objection. On nous dit même que nous étions de braves gens.

            A l’enterrement, Bernadette fut une veuve très présentable.

            Il n’y a rien de plus lent que les frais d’hôpital. Fin septembre arriva la note des soins que Palamède avait reçus début avril, suite à sa tentative de suicide. C’était moi qui avais inscrit mon nom sur les fiches administratives et qui les avais signées ; c’était donc à moi qu’on réclamait l’argent.

            Je payai avec le sourire. Il me semblait que c’était justice : après tout, si je n’avais pas commis la sottise de le tirer de son garage, il n’y aurait pas eu de frais d’hôpital.

            En outre, depuis sa mort, j’éprouvais de l’amitié pour mon voisin. Syndrome connu : on aime ceux à qui l’on a fait du bien. Dans la nuit du 2 au 3 avril, je croyais avoir sauvé la vie de monsieur Bernardin. Quelle erreur, quelle égoïste erreur !

            En revanche, le 21 juin, je ne m’étais pas donné en spectacle, je n’avais pas jugé le sort d’autrui avec mes propres critères, je n’avais pas accompli un exploit qui me vaudrait l’estime des gens normaux ; au contraire, j’étais allé au rebours de ma nature, j’avais fait passer le salut de mon prochain avant le mien, sans aucune chance d’être approuvé par mes pairs, j’avais piétiné mes convictions, ce qui n’est pas grand-chose, mais aussi ma passivité native, ce qui est considérable, pour exaucer le désir d’un pauvre homme, pour que soit exaucée sa volonté, et non la mienne.

            Enfin, je m’étais conduit d’une manière généreuse : la vraie générosité est celle que personne ne peut comprendre. Dès que la bonté entre dans le domaine de l’admirable, elle n’est plus de la bonté.

            Car c’était pendant la nuit du solstice que, au sens profond de cette expression, j’avais sauvé la vie de Palamède Bernardin.

            Juliette ne sait rien. Je ne le lui dirai jamais. Si elle se doutait que l’homme qui partage son lit est un assassin, elle mourrait d’horreur.

            A la faveur de son ignorance, elle a estimé que le trépas du voisin était une bonne chose : elle allait enfin pouvoir s’occuper de Bernadette. La maison des Bernardin est devenue claire, propre et aérée. Chaque jour, ma femme passe au moins deux heures avec le kyste. Elle lui apporte des plats cuisinés, des fleurs, des livres d’images. Elle me propose souvent de l’accompagner ; je refuse, parce que l’idée d’assister au bain de Bernadette me glace.

            - C’est ma meilleure amie, m’a dit Juliette après quelques mois.

            La comtesse de Ségur en eût pleuré d’attendrissement.

            Aujourd’hui, il neige, comme il y a un an, lors de notre arrivée ici. Je regarde tomber les flocons. “Quand fond la neige, où va le blanc ?” demandait Shakespeare. Il me semble qu’il n’y a pas de plus grande question.

            Ma blancheur a fondu et personne ne s’en est aperçu. Quand je me suis installé à la Maison, il y a douze mois, je savais qui j’étais : un obscur petit professeur de grec et de latin, dont la vie ne laisserait aucune trace.

            A présent, je regarde la neige. Elle fondra sans laisser de trace, elle aussi. Mais je comprends, maintenant, qu’elle est un mystère.

            Je ne sais plus rien de moi.


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