Ray Bradbury
Celui qui attend
Ray Bradbury
Né aux États-Unis en 1920, il est un des pères de la science-fiction moderne. Ses Chroniques martiennes lui ont apporté une gloire internationale.
Planète Mars aux sables rouges, univers privilégié de Bradbury.
Nulle part ailleurs
le clair de lune n’est plus beau.
Tout semble extraordinaire :
les canaux pleins de vin de lavande,
les maisons aux piliers de cristal.
Jusqu’aux Martiens aux yeux
d’or fondu qui appartiennent
tantôt au passé, tantôt à l’avenir.
Car le Temps ici a son propre tempo.
De la Terre à la Lune, il flotte, insaisissable, et bien fol qui s’y fie.
Côté Mars, il y a Celui qui attend
depuis dix mille ans, enfermé
dans un puits, âme en peine,
prête à s‘incarner
dans n’importe quel reflet.
Côté Terre, ce sont ces chasseurs
de dinosaures imprudents,
qui changent le futur pour avoir tué
un papillon dans le passé.
Un monde fantastique : des nouvelles de l’Espace en accéléré.
CELUI QUI ATTEND
Je vis dans un puits. Je vis comme une fumée dans un puits, comme un souffle dans une gorge de pierre. Je ne bouge pas. Je ne fais rien, qu’attendre. Au-dessus de ma tête j’aperçois les froides étoiles de la nuit et les étoiles du matin — et je vois le soleil. Parfois je chante de vieux chants de ce monde au temps de sa jeunesse. Gomment dire ce que je suis, quand je l’ignore ? J’attends, c’est tout. Je suis brume, clair de lune, et souvenir. Je suis triste et je suis vieux. Parfois je tombe vers le fond comme des gouttes de pluie. Alors des toiles d’araignée tressaillent à la surface de l’eau. J’attends dans le silence glacé; un jour viendra où je n’attendrai plus.
En ce moment c’est le matin. J’entends un roulement de tonnerre. Je sens de loin l’odeur du feu. J’entends un craquement de métal. J’attends, j’écoute.
Au loin, des voix.
— Tout va bien. Une voix. Une voix d’ailleurs — une langue étrangère que
je ne connais pas. Aucun mot ne m’est familier. J’écoute :
— Faites sortir les hommes ! Un crissement dans le sable cristallin.
— Mars ! C’est donc bien ça !
— Où est le drapeau ?
— Le voilà, mon capitaine.
— Parfait, parfait. Le soleil brille haut dans le ciel bleu, ses rayons d’or
emplissent le puits, et je reste suspendu, tel un pollen de fleur, poudroyant dans la chaude lumière. Des voix.
— Au nom du Gouvernement de la Terre, je proclame ce sol Territoire Martien. Il sera partagé à égalité entre les nations-membres.
Qu’est-ce qu’ils disent? Je tourne au soleil comme une roue, invisible et paresseuse, une roue d’or au mouvement sans fin.
— Qu’est-ce que c’est que ça?
— Un puits.
— Non.
— Mais si pourtant. L’approche d’une chaleur. Trois objets qui se penchent
au-dessus de l’orifice du puits, et ma fraîcheur qui jaillit jusqu’à eux.
— Splendide.
— Tu crois que c’est de l’eau potable ?
— On va bien voir.
— Que l’un de vous aille chercher une éprouvette et un fil de ligne.
— J’y vais. Le bruit d’une course. Le retour.
— Nous voilà. J’attends.
— Faites descendre. Allez-y doucement. Le verre brille là-haut, suspendu à un fil. L’eau se ride légèrement tandis que le tube se remplit. Je
monte dans l’air chaud, vers l’orifice du puits.
— Et voilà. Vous voulez goûter cette eau, Regent ?
— Pourquoi pas ?
— Quel puits magnifique. Regardez cette construction. Quel âge lui donnez-vous ?
— Qui peut savoir ? Hier quand nous nous sommes posés dans cette autre ville, Smith a dit qu’il n’y avait plus de vie sur Mars depuis dix mille ans.
— Imaginez un peu !
— Qu’est-ce qu’elle vaut, Regent, cette eau ?
— Pure comme l’argent. Buvez-en un verre. Le bruit de l’eau sous le soleil brûlant. Maintenant je
plane sur le vent léger comme une poussière, comme un grain de cannelle.
— Qu’est-ce qu’il se passe, Jones ?
— Je ne sais pas. J’ai terriblement mal à la tête. Tout d’un coup.
— Vous avez déjà bu?
— Non, pas encore. J’étais penché au-dessus du puits et soudain ma tête s’est fendue en deux… Je me sens déjà mieux. Maintenant je sais qui je suis. Je m’appelle Stephen Leonard Jones, j’ai 25 ans. Je viens d’arriver en fusée d’une planète appelée Terre et je me trouve avec mes camarades Regent et Shaw auprès du vieux puits sur la planète Mars. Je regarde mes doigts dorés, tannés et vigoureux. Je regarde mes grandes jambes, mon uniforme argent, et mes deux amis. Ils me demandent: «Qu’est-ce qui ne va pas Jones?» Rien, fais-je en les regardant, rien du tout. C’est bon, ce que je mange. Il y a dix mille ans que je n’avais pas mangé. Cela fait un merveilleux plaisir à la langue et le vin que je bois avec me réchauffe. J’écoute le bruit des voix. Je forme des mots que je ne comprends pas — et que je comprends pourtant d’une façon différente. J’éprouve la qualité de l’air.
— Qu’est-ce qu’il se passe, Jones ? Je secoue cette tête — ma tête — je repose mes mains qui tiennent les couverts d’argent — je ressens tous les éléments de ce qui m’entoure.
— Qu’est-ce que vous voulez dire? demande cette voix, cette chose nouvelle qui m’appartient.
— Vous respirez drôlement, vous toussez… dit l’autre homme.
Je prononce très distinctement.
— Peut-être un petit coup de froid.
— Il faudra voir le docteur. Je hoche la tête et c’est bon. C’est bon de faire toutes
sortes de choses, après dix mille ans. C’est bon de respirer l’air, c’est bon, le soleil qui pénètre la chair, c’est bon de sentir l’architecture d’ivoire, le squelette parfait qui se cache sous la chair tiède, c’est bon d’entendre les sons bien plus distinctement, bien plus directement, que du tréfonds d’un puits dé pierre. Je reste assis, ravi.